Pour en finir avec le prologue de Gargantua! Tristan Vigliano Université Lyon 2
Pour en finir avec le prologue de Gargantua! Tristan Vigliano Université Lyon 2 Bien que postérieur à Pantagruel par la date de sa composition, Gargantua se trouve être, du point de vue de la narration, la première des chroniques rabelaisiennes. Aussi son prologue fonctionne-t-il comme un pacte de lecture dont la validité s’étend à l’ensemble de ces chroniques. C’est bien ainsi, du reste, que l’ont considéré les lectures scolaires. Lesquelles ont principalement insisté sur le passage dit de la substantifique moelle. La critique universitaire, quant à elle, s’est plutôt saisie des lignes qui suivent, pour un problème logique qu’elles soulevaient et sur lequel je voudrais ici revenir. Ce problème fut mis en évidence en 1960 par une étude de Léo Spitzer. Il appela des solutions contradictoires et déclencha parmi les www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 264 rabelaisiens une sorte de querelle des Anciens et des Modernes. Les uns, que l’on pourrait appeler « évangéliques », estompèrent ou nièrent ce qui pouvait passer pour une contradiction du texte : ils préservèrent ainsi la possibilité d’un sens univoque, étroitement soumis à leurs yeux au dessein religieux de Rabelais. Michael Screech, Gérard Defaux, Edwin Duval furent les principaux tenants de cette lecture. Les autres, que l’on pourrait appeler « formalistes », prirent au contraire leur parti de cette contradiction et s’en servirent pour souligner la polysémie à l’œuvre dans les fictions de Rabelais. Il revient à Terence Cave, Michel Jeanneret ou François Rigolot d’avoir défendu cette position avec le plus de vigueur. En présentant ainsi les parties en présence, j’ai bien conscience de simplifier à l’excès le débat, pour la commodité de mon propos. Il est fort improbable que les « évangéliques » ou que les « formalistes » se soient jamais affublés de tels noms1, ni qu’ils puissent se reconnaître exactement dans une dichotomie à ce point manichéenne : les postulats qui fondent leurs positions respectives se rejoignent en plus d’un point, comme l’a montré François Cornilliat (1998). Plusieurs tentatives de dépassement ont d’ailleurs été proposées, notamment par Frédéric Tinguely (1993) et Jan Miernowski (1998). La discussion, de surcroît, semble s’être singulièrement refroidie. L’étude de James Hegelson (2003) sur la notion d’intentionnalité apporte surtout des nuances. Les livres de Patricia Eichel-Lojkine sur la parodie (2002) ou de Mawy Bouchard sur l’allégorie (2006) ne sont pas destinés à rallumer 1 On pourrait du reste en trouver d’autres, qui ne seraient ni plus ni moins adaptés que ceux-là : historisme, positivisme, pour les « évangéliques »; nouvelle critique, esthétisme, déconstructionnisme, pour les « formalistes » (voir F. Cornilliat, 1998, p. 7-12 notamment). TRISTAN VIGLIANO, « Pour en finir avec le prologue de Gargantua! » 265 le débat, même s’ils abordent le point en question. Les travaux de la dernière génération rabelaisienne (Véronique Zaercher, Myriam Marrache-Gouraud, Claude La Charité, Stéphan Geonget, Emmanuel Naya), du fait de leurs orientations thématiques, se détournent assez ostensiblement du prologue. Le tout récent ouvrage de Bernd Renner sur la satire (2007) n’entend pas lui non plus modifier les termes du problème, quoiqu’il l’évoque. En ce sens, mon propos peut être tenu pour anachronique. Mais de ce qu’un point n’a pas été complètement tranché, il ne découle pas que soit périmée la réflexion qui l’aborde de nouveau. Position du problème Le problème qu’a posé le prologue est le suivant. Rabelais y explique d’abord que son Gargantua ressemble à l’un de ces Silènes auxquels Alcibiade comparait Socrate dans le Banquet. Comme ces petites figurines, d’un extérieur repoussant, mais qui contenaient de précieux parfums, il cache une authentique sagesse que nous sommes invités à découvrir, sans nous laisser tromper par l’apparence bouffonne de l’ouvrage : C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce que y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur que ne promettoit la boite. C'est à dire que les matieres icy traictées ne sont pas tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. (G., p. 6)2 2 Je cite le texte de Rabelais dans l’édition de Mireille Huchon (1994). www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 266 Appel à une exégèse qui prendrait modèle sur le commentaire des textes sacrés, ou parfois profanes, comme il se pratique à l’époque : il faut « à plus hault sens interpreter » le Gargantua. Telle est la lecture commune, scolaire, du prologue. Le développement sur la « sustantificque mouelle » la confirme. Mais les lignes qui suivent immédiatement introduisent une forme de confusion, car elles semblent dénoncer, au contraire, la méthode allégorique : Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere escrivent l’Iliade et Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute : et ce que d’iceulx Politian a desrobé? Si le croiez : vous n’approchez ne de pieds ne de mains à mon opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songées d’Homere, que d’Ovide en ses Metamorphoses, les sacremens de l’evangile : lesquelz un frere Lubin, vray croquelardon s’est efforcé demonstrer, si d’adventure il rencontroit gens aussi folz que luy : et (comme dict le proverbe) couvercle digne du chaudron (G., p. 7). Si cette méthode n’est pas valable dans le cas d’Homère, se dit-on, pourquoi le serait-elle davantage dans le cas de Rabelais? Les avis divergent quant à la manière de résoudre ce problème. Situation du débat Certains, à l’instar de Michael Screech dans son édition de Gargantua (1970, p. 15), firent observer qu’il ne résulte pas forcément de ce qu’un texte est susceptible de recevoir une lecture allégorique que toutes les lectures allégoriques soient bonnes : chercher l’altior sensus, soit, mais pas à n’importe quel prix! TRISTAN VIGLIANO, « Pour en finir avec le prologue de Gargantua! » 267 Le premier inconvénient de cette solution est qu’elle ne peut expliquer, texte à l’appui, quelle est l’erreur qui entache ces commentaires-là précisément (entendons : les gloses sur Homère et la moralisation d’Ovide), ni ce qui leur vaut pareille réprobation. En outre, Screech concède un certain « illogisme » dans le texte. Or, s’il est vrai que Rabelais présente telles interprétations comme légitimes et telles autres comme illégitimes, ce qui se comprendrait aisément après tout, on ne voit guère où se trouve l’illogisme. Petite incohérence critique, mais qui n’est pas anodine. À supposer que le paragraphe en question ne contredise pas le début du prologue, il reste gênant, car d’un point de vue stylistique, l’asyndète sur laquelle il s’ouvre marque une rupture dont il faut bien rendre compte. Citons la phrase précédente, pour plus de clarté : Car en icelle [la lecture allégorique du Gargantua] bien aultre goust trouverez, et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de tres haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion, que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque. Croiez vous en vostre foy, etc. (G., p. 7) Délices de la « mouelle », en deçà; dangers de l’allégorèse, au-delà : le lien ne peut être consécutif. Il est soit adversatif, soit digressif : la digression étant, bien entendu, une forme de lien problématique, ou si l’on préfère, un lien-zéro. En toute hypothèse, la forme littéraire du texte trouble le cheminement de la raison. L’analyse de Michael Screech, sur deux points au moins, ne paraît donc pas satisfaisante. Aussi n’est-il pas interdit, pour respecter davantage l’esprit du prologue et ses inflexions, de supposer que Rabelais a volontairement brouillé les pistes en juxtaposant deux pactes différents : après avoir vanté les mérites de l’allégorèse, il la repousse au contraire. L’interprète, www.revue-analyses.org, vol. 3, nº 3, automne 2008 268 qui ne sait à quoi s’en tenir, doit alors formuler l’hypothèse d’un troisième pacte, implicite, qui exigerait que l’on fasse jouer l’un contre l’autre le sérieux et la bouffonnerie. Cette lecture du prologue fut longtemps défendue par les « formalistes ». Elle permet d’envisager le texte dans sa totalité, de transformer la réception en une véritable activité, d’aiguiser la curiosité au lieu de la satisfaire trop vite. Floyd Gray note que « le lecteur se trouve pris dans un véritable étau, car chacune de ses interprétations peut pécher par un manque ou par un excès de subtilité » (1994, p. 53). Pourtant, outre le reproche traditionnel d’anachronisme qu’on leur a souvent adressé (Rabelais n’a pas lu Derrida), les approches polysémiques du prologue se sont vu opposer un argument d’ordre grammatical. Cet argument, notons-le, vaut aussi contre l’explication de Michael Screech. La phrase suivante soulève en effet une difficulté supplémentaire : [...couvercle digne du chaudron.] Si ne le croiez : quelle cause est, pourquoy autant n’en ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques? Combien que les dictans n’y pensasse en plus que vous qui paradventure beviez comme moy. (G., p. 7) Les différentes hypothèses énoncées jusqu’ici, pour être recevables, impliquent que l’on analyse la subordonnée introduite par « combien que » comme une causale, puis que l’on rapporte « autant n’en ferez » à la conditionnelle « si ne le croiez », et le pronom « le » à la validité des allégorèses de Plutarque, Héraclide, etc. Une glose rapide ne uploads/Litterature/ pour-en-finir-avec-le-prologue-de-gargantua 1 .pdf
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- Publié le Jan 16, 2022
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