MetaphysiqueS Collection dirigee par tlie During, Patrice Maniglier, Quentin Me

MetaphysiqueS Collection dirigee par tlie During, Patrice Maniglier, Quentin Meillassoux et David Rabouin Eduardo Viveiros de Castro Metaphysiques cannibales Lignes d'anthropologie post-structurale Traduit du portugais (Bresil) Oiara Bonilla ~ ,': . ,. ~ 'il Presses Universitaires de France Imbert pour leur genereuse invitation, leur accueil chaleureux et l'envi- ronnement de travail stimulant qu'ils me procurerent durant ces semai- nes d'hiver. Last, mais assurement not least, je dois remercier Patrice Maniglier, qui a rendu ce livre possible en m'invitant a l'entreprendre, en m'offrant Ie contexte ideal pour Ie publier, et en me Ie faisant ecrire (litteralement I). Mais, plus important encore que tout ce1a, je dois Ie remercier pour ce qu'il a lui-meme ecrit sur des themes tres proches, qui m'ont donne envie d'entreprendre cet ouvrage, tout simplement parce que j'avais appris quelque chose de nouveau. VIII M etaphysiques cannibales I I ~ '< ..J .1 PREMIERE PARTIE L 'Anti-Narcisse CHAPITRE PREMIER Un frappant retour des choses J'eus un jour l'intention d'ecrire un livre qui rendrait, en quelque sorte, hommage a Deleuze et Guattari, du point de vue de rna propre discipline; il se serait appele L 'Anti-Narcisse: de l'anthropologie comme science mineure. II aurait eu pour propos de caracteriser les tensions conceptuelles qui traversent l'anthro- pologie contemporaine. Cependant, des Ie choix du titre, les problemes ont commence a se poser. Je me suis rapidement rendu compte que Ie projet frolait la contradiction, la moindre maladresse de rna part pouvant en faire un ramassis de bra- vades assez peu anti-narcissiques sur l'excellence des positions professees. C'est alors que j'ai decide d'elever ce livre au rang des reuvres de fiction, ou plutot des reuvres invisibles, celles dont Borges a ete Ie meilleur commentateur, et qui sont souvent bien plus inte- ressantes que les livres visibles eux-memes, comme on peut s'en convaincre en lisant les comptes rendus de ce grand lecteur aveugle. Plutot que d'ecrire Ie livre, j'ai trouve plus opportun, done, d'ecrire sur ce livre, comme si d'autres l'avaient ecrit. Metaphysiques cannibales est donc Ie livret de presentation d'un autre livre, intitule L 'Anti-Narcisse, qui, a force d'etre constam- ment imagine, a fini par ne jamais exister - si ce n'est, precise- ment, au travers des pages qui suivent. L'objectif principal de L'Anti-Narcisse est - empruntons a mon metier Ie present « ethnographique » - celui de repondre a la question suivante : que doit conceptuellement l'anthropologie aux peuples qu'elle etudie? Les implications de cette question pourront sans doute paraitre plus claires si l'on prend Ie pro- bU:me par 1'autre bout. Les differences et les mutations internes a la theorie anthropologique s'expliquent-elles principalement (et du point de vue historico-critique, uniquement) par les structures et conjonctures des formations sociales, des debats ideologiques, des champs intellectuels et des contextes academiques d'ou sont issus les anthropologues? Serait-ce lit la seule hypothese perti- nente? Ne pourrait-on pas proceder a un deplacement de pers- pective qui montrerait que les plus interessants des concepts, probU:mes, entites et agents introduits par les theories anthropo- logiques prennent leur source dans les pouvoirs imaginatifs des societes (ou peuples, ou collectifs) qu'elles se proposent d'expli- quer? Ne serait-ce pas la que reside l'originalite de l'anthropo- logie: dans cette alliance, toujours equivoque, mais souvent feconde, entre les conceptions et les pratiques provenant des mondes du « sujet» et de celui de l' « objet» ? La question de L 'Anti-Narcisse est alors epistemologique, c'est-a-dire politique. Si nous sommes tous plus ou moins d'ac- cord pour dire que l'anthropologie, bien que Ie colonialisme en constitue un des a priori historiques, semble etre aujourd'hui en train de boucler son cycle karmique, alors il faut bien accepter qu'il est temps de radicaliser Ie processus de reconstitution de la discipline en Ie menant jusqu'a son terme. L'anthropologie est prete a assumer integralement sa nouvelle mission, celIe d'etre la theorie-pratique de la decolonisation permanente de la pensee. Mais peut-etre ne sommes-nous pas tous d'accord. II y a ceux qui croient encore que l'anthropologie est Ie miroir de la societe. Non pas, certes, des societes qu'elle dit etudier - on n'est plus aussi ingenu que 9a (... quoique) -, mais de celles dans les entrailles desquelles son projet intellectuel a ete engendre. On connait la popularite dont jouit, dans certains cercles, la these selon laquelle 1'anthropologie, exotiste et primitiviste de nais- sance, ne peut etre qu'un theatre pervers ou l' « autre» est tou- jours « represente» ou «invente» selon les interets sordides de l'Occident. Nulle histoire, nulle sociologie ne peut camoufler Ie paternalisme complaisant de cette these, qui transfigure les soi- disant autres en fictions de l'irnagination occidentale n'ayant pas voix au chapitre. Doubler une telle fantasmagorie subjective d'un appel a la dialectique de la production objective de l'Autre par Ie systeme colonial, c'est tout bonnement rajouter l'insulte a l'injure, et proceder comme si tout discours « europeen» sur les peuples de tradition non europeenne ne servait qu'a illuminer nos «representations de l'autre », c'est faire d'un certain post- colonialisme theorique Ie stade ultime de l'ethnocentrisme. A force de voir toujours Ie Meme dans l'Autre - de dire que sous Ie masque de l'autre c'est « nous» qui nous contemplons nous- memes -, on finit par se contenter de raccourcir Ie trajet qui nous conduit droit au but et ne s'interesser qu'a ce qui « nous interesse », a savoir : nous-memes. Au contraire, une veritable anthropologie « nous renvoie de nous-memes une image ou nous ne nous reconnaissons pas» (Maniglier, 2005 b: 773-774), puisque ce que toute experience d'une autre. culture nous offre c'est l'occasion de faire une expe- rimentation sur notre propre culture - bien plus qu'une varia- tion imaginaire, une mise en variation de notre imagination. II faut tirer toutes les consequences de l'idee selon laquelle les societes et les cultures qui sont l'objet de la recherche anthropo- logique influencent, ou pour Ie dire clairement, coproduisent les theories sur la societe et la culture formulees a partir de ces recherches. Nier cela, c'est accepter un constructivisme a sens unique qui, sous peine d'auto-implosion, est force de deboucher sur Ie « petit recit» habituel : jusqu'au moment exact ou l'au- teur de la denonciation critique prend la plume, l'anthropologie a toujours mal construit son objet, mais des ce moment-la, la lumiere se fait et elle commence a Ie construire correctement. En effet, lorsque l'on se penche sur les lectures qui ont ete faites de Time and the Other (Fabian, 1983) et de ses nombreux suc- cedanes, il est impossible de savoir si nous sommes a nouveau face a une crispation de desespoir cognitif devant l'inaccessibi- lite de la chose en soi, ou devant la vieille thaumaturgie illumi- niste selon laquelle l'auteur incarne la raison universelle venue disperser les tenebres de la superstition - non plus celIe des indigenes, mais bien entendu celle des auteurs qui l'ont precede. La desexotisation de l'indigene, qui n'est plus si lointain que 9a, contre-produit une forte exotisation de l'anthropologue d'il n'y a pas si longtemps que 9a. Proust, qui savait deux ou trois cho- ses sur Ie temps et sur l'autre, disait que rien ne semble plus ancien que Ie passe recent. 4 « L'Anti-Narcisse » t J Un jrappant retour des choses 5 6 « L 'Anti-Narcisse» Un jrappant retour des choses 7 Bloquer ce type de retlexe epistemo-politique est l'un des principaux objectifs de L'Anti-Narcisse. Afin de realiser une telle tache, pourtant, la derniere chose a faire serait d'impliquer l'an- thropologie dans une relation servile avec l'economie ou la socio- logie, en voulant lui faire assumer, dans un esprit d'emulation obsequieuse, les meta-recits de la modernite prechees par ces deux sciences (Englund et Leach, 2000), dont la fonction princi- pale semble etre la recontextualisation repressive de la pratique existentielle de tous les collectifs du monde dans les termes du « collectif de pensee » (thought collective) de l'analyste1• La posi- tion soutenue ici, au contraire, affirme que l'anthropologie doit rester a l'air libre ; qu'elle doit continuer a etre un art des distan- ces, et se tenir loin des recoins ironiques de l'ame occidentale (si l'Occident est une abstraction, son arne n'en est definitivement pas une) ; qu'elle doit rester fidele au projet d'exteriorisation de la raison qui l'a toujours poussee de fa<;:on insistante, bien trop souvent a son corps defendant, en dehors du boudoir etouffant du Meme. La viabilite d'une authentique endo-anthropologie, aspiration qui se trouve aujourd'hui a l'ordre du jour de l'agenda disciplinaire pour de multiples raisons, depend ainsi de fa<;:on cruciale de la ventilation theorique favorisee depuis toujours par l'exo-anthropologie, une «science de terrain», au sens reelle- ment important. Le but de L 'Anti-Narcisse, alors, est d'illustrer la these selon laquelle toutes les theories anthropologiques non triviales sont des versions des pratiques de connaissance indigenes; ces theories se situent de la sorte dans une stricte continuite structurale avec les pragmatiques intellectuelles des collectifs qui se trouvent his- toriquement en « position d'objet » au regard de la discipline2• II s'agit d'ebaucher une description performative des transforma- tions du discours de l'anthropologie qui sont a l'origine de uploads/Litterature/ eduardo-viveiros-de-castro-metaphisiques-canibal.pdf

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