BBF 2003 Paris, t. 48, n° 3 51 D O S S I E R La difficulté redouble lorsqu’il s
BBF 2003 Paris, t. 48, n° 3 51 D O S S I E R La difficulté redouble lorsqu’il s’agit, de surcroît, de parler de l’enseigne- ment des lettres. En effet : qu’est-ce que la littérature ? Quelque chose qui, n’étant ni une science, ni un sa- voir, est pourtant un objet d’étude : quelque chose qui,par nature,par dé- finition,déborde du cadre (l’heure,la séance,l’école) cependant nécessaire auquel elle se voit assignée.Enseigner la littérature, ce serait alors, exercice subtil et complexe,savoir manier « la toise et le vertige »,pour reprendre le beau titre d’un ouvrage de Lucette Finas,emprunté à l’œuvre de Balzac 2. J’essaierai donc d’évoquer cette pratique, de restituer quelque chose d’une expérience commune à bien des enseignants, sans cependant en- trer dans les détails d’une séquence d’enseignement.Faisant cela,je risque de me heurter à deux écueils : d’une part, énoncer ce qui pourra paraître un tissu de banalités à la plupart de mes collègues, et d’autre part, cho- quer la rigueur scientifique de ceux qui font profession d’enseigner la di- dactique des lettres. Mon propos se limitera en effet à témoigner, simple- ment et subjectivement, de cette ex- périence,mais là où elle échappe,jus- tement, à toute méthode : là où elle nous réserve, au quotidien, quelques surprises,bonnes ou mauvaises – dans la rencontre entre élève,texte et pro- fesseur. Les surprises de la langue J’ai enseigné plusieurs années du- rant en collège,de la sixième à la troi- sième, en Seine-Saint-Denis et en Val- de-Marne,auprès d’un public d’élèves le plus souvent issus de milieux so- ciaux défavorisés. Une des bonnes surprises que m’a réservée cet enseignement a été de découvrir,en particulier avec les plus petites classes, que la difficulté de la langue ne constituait pas un obstacle Enseigner la littérature au collège et au lycée Quelques aspects d’une pratique quotidienne F reud considérait qu’il y avait trois professions impossibles : l’éducation, les soins et le gouvernement des peuples1. L’enseignement ayant partie liée avec l’éducation, c’est donc de ce difficile exercice qu’il m’incombe de parler. Celles et ceux qui font profession d’enseigner s’expriment peu sur cet exercice quotidien, hormis à l’intérieur de revues professionnelles qui, en général, assèchent la richesse de la matière, en la réduisant à une description de séquences didactiques. Mais de ce qui échappe au cadre, du creuset concret de l’expérience, il est ardu de parler : l’expérience reste au secret. Marielle Anselmo Lycée Guillaume-Budé (Limeil-Brévannes) marielle.anselmo@wanadoo.fr 1. Cité par Maud Mannoni, Éducation impossible, Le Seuil, 1973, p. 56. 2. Lucette Finas, La toise et le vertige, Éditions Des femmes, 1986. BBF 2003 Paris, t. 48, n° 3 52 L E S A D O L E S C E N T S à la lecture de grands textes.S’il m’est arrivé parfois de rencontrer quelques objections de la part des élèves aux propositions de lecture que je pou- vais leur faire, conformément aux programmes, ces objections ont vite été écartées. Ainsi, mes élèves ont quelquefois manifesté des résistances lorsque je leur demandais d’acheter un livre destiné à l’étude,par exemple une pièce de théâtre (Le Cid de Corneille) ou un roman du Moyen Âge (Yvain ou le chevalier au lion de Chrétien de Troyes) et qu’ils com- mençaient de le lire seuls. La langue, inhabituelle,les rebutait.Mais l’étude et la lecture collective, en classe, avaient généralement assez vite rai- son de leurs premières résistances. Aucun texte n’est, en effet, d’une difficulté insurmontable. Accompa- gné par la voix et les questions de l’enseignant, ce qui paraissait com- plexe devient facile, s’éclaircit sou- dain. Il suffit d’ouvrir la lecture en interrogeant s’il le faut le sens de chaque mot, de chaque phrase, en soulevant le voile des non-dits ou de l’implicite du texte. Et pour susciter la curiosité, de poser des questions simples en s’appuyant sur la narra- tion, qui séduit toujours les élèves : que va-t-il se passer ? Que devient un personnage ? Vont-ils se rencontrer ? Comment cela va-t-il se terminer ? S’emparer d’une page,parfois d’une seule phrase, faire le geste matériel d’ouvrir un livre, quelle que soit sa difficulté, c’est déjà ouvrir un che- min, et emmener les élèves avec soi. Avec enchantement. Encore faut-il être soi-même toujours enchanté par ces lectures, avoir gardé ce rapport précieux,vivant,aux textes que nous enseignons,que nous transmettons. J’ai redécouvert,en classe,quelque chose que la lectrice adulte que je suis avait oublié : la force du récit, la force d’attraction de la narration. N’est-ce pas le propre de la littérature que de jouer avec des énigmes, des questions, et de les faire travailler ? Captivés par ces récits,par leur inten- sité, les élèves ne voient plus la diffi- culté linguistique. J’ai également dé- couvert la captation que pouvait susciter l’oralisation d’un récit : avec des classes souvent en proie à une certaine agitation,nul meilleur moyen de retrouver le calme que d’ouvrir un livre et de lire une histoire 3.Ainsi mes élèves de sixième, qui parfois maîtri- saient très mal la langue française, se sont-ils enthousiasmés pour la lecture des Métamorphoses d’Ovide, ou de l’Odyssée, dans des traductions par- fois difficiles. Personnellement, je ne peux envi- sager l’étude de ces textes sous la forme d’adaptations (ce qui se fait parfois) ou de réécritures par des contemporains, qui, la plupart du temps, réduisent, transforment, affa- dissent la force vivante du texte. Car elle est dans la langue, la force d’un texte – lieu de ses enjeux les plus puissants, les plus moteurs. Dans la langue,survit une trace à la fois de la civilisation et du corps singulier qui produisirent le texte : et s’il en reste parfois quelque chose à travers une traduction intelligente, il n’en reste plus rien dans une adaptation. Les élèves m’ont montré, plus d’une fois,qu’ils étaient sensibles aux enjeux linguistiques. J’en veux pour preuve cette anecdote : j’avais de- mandé à des élèves de troisième, en fin d’année, de choisir dans un en- semble de poèmes regroupés autour du thème de l’amour,celui auquel al- lait leur préférence, et de justifier ce choix. Or, à ma grande surprise, leur préférence n’alla pas aux poèmes dont la langue était la plus accessible, la plus proche de celle qu’ils utilisaient quotidiennement (celle du XXe siècle, d’Eluard ou d’Aragon par exemple), mais à celui dont la langue était la plus éloignée a priori, celle du XVIe siècle et de Louise Labé : « Je vis, je meurs : je me brule et [me noye. J’ay chaut estreme en endurant [froidure : La vie m’est et trop molle et trop [dure… » Visiblement le jeu complexe des antithèses ne les avait pas rebutés, mais au contraire séduits. Des contenus en miroir Aucune classe,aucun établissement ne ressemble à un autre,et de grandes différences se marquent,y compris à l’intérieur d’un même établissement, pour un même niveau de classe. Ce- pendant souvent, entre enseignants de lettres,nous nous communiquons des « tuyaux » : ainsi Le Cid en qua- trième, Antigone (d’Anouilh) en troi- sième, « ça marche »… L’expérience le montre : certains textes semblent mieux fonctionner que d’autres. Par ailleurs, il se trouve que, dans ses contenus, la progression des pro- grammes,de la sixième à la troisième, s’adapte particulièrement bien aux goûts des élèves. Elle nous amène à parcourir l’évolution de la littérature (parallèlement au programme d’his- toire,ce qui est source de rapproche- ments très intéressants),depuis l’Anti- quité (en sixième) jusqu’au XXe siècle (en troisième),en passant par le Moyen Âge et le XVIe siècle (cinquième), le XVIIe et XVIIIe siècles (quatrième). Cette progression n’exclut pas, évi- demment, l’incursion dans d’autres époques : mais elle trace un chemin, une dominante générale. Ainsi,en sixième,ces programmes nous amènent à travailler sur les mythes de la création, sur les textes dits « fondateurs » (la Bible,les textes grecs et romains,etc.).Textes qui,par leur nature et leur contenu,suscitent un grand intérêt chez les élèves.Tout d’abord, par leur aspect culturel : on ne dira jamais assez, en particulier pour des élèves issus des cultures mé- Marielle Anselmo, titulaire d’un Capes de Lettres modernes, prépare actuellement une thèse de doctorat. Elle est professeur de français au lycée Guillaume-Budé à Limeil-Brévannes (94). 3. Par ailleurs, on le sait, les élèves eux-mêmes adorent lire à voix haute, y compris les plus faibles. Tendance qui s’efface avec l’approche de la puberté où, pudiques, ils se replient, et osent de moins en moins se montrer, même à travers une lecture. BBF 2003 Paris, t. 48, n° 3 53 D O S S I E R diterranéennes, le bénéfice d’en re- trouver quelques éléments à travers ces textes. Par ailleurs,en des temps d’incom- préhension et de clivages grandis- sants,on ne dira jamais assez non plus l’intérêt, par le biais de ce travail, de mettre en rapport les trois mono- théismes (même si c’est une chose parfois délicate), de montrer com- ment ils se rapprochent ou se dif- férencient des polythéismes, de les contextualiser et de les critiquer. Ainsi,la confrontation de récits de création se révèle très intéressante. On peut,par exemple,mettre en rela- tion, étudier et analyser ceux propo- sés par l’Ancien Testament, par le Coran, par Hésiode dans la Théo- gonie, par Ovide dans uploads/Litterature/ enseigner-la-litterature-au-college-et-au-lycee.pdf
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- Publié le Oct 11, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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