«Yacine est resté un éternel évadé» Entretien réalisé par Salah Oudahar Il y a

«Yacine est resté un éternel évadé» Entretien réalisé par Salah Oudahar Il y a près d’un quart de siècle disparaissait Kateb Yacine. Cet entretien avec Tahar Djaout a été réalisé par Salah Oudahar, au cours d’un échange improvisé, lors d’une visite amicale qu’il lui rendit dans son bureau à l’hebdomadaire Algérie-Actualités, en novembre 1989, peu après la disparition de Kateb Yacine. La revue Tafsut l’a publié, pour la première fois, en avril 1990 dans le cadre d’un hommage à Kateb Yacine. Pour donner un prolongement au mouvement du Printemps berbère d’avril 1980, des étudiants et enseignants de l’Université de Tizi Ouzou, militants de la cause berbère, ont fondé la revue Tafsut (Le printemps) en 1981. L’hommage à Kateb Yacine est le dernier numéro de cette publication. La photo de Tahar Djaout a été prise par Ali Chibani, poète et universitaire qui a soutenu une thèse sur Djaout et Ait-Menguelet. Le texte est reproduit avec quelques modifications formelles mineures faites (par « La Plume Francophone ») avec l’accord de Salah Oudahar. Diplômé de sciences politiques, Salah Oudahar a enseigné à l’Université de Tizi Ouzou, avant de quitter l’Algérie en 1992 pour s’établir à Strasbourg. Il mène et développe depuis un travail à la lisière de la recherche, de la création artistique et de l’action culturelle sur les thèmes de la diversité, de la mémoire, de l’histoire, notamment coloniales, postcoloniales et de l’immigration. Il est actuellement directeur artistique du « Festival Strasbourg- Méditerranée » et Président de la Compagnie de théâtre et de danse « Mémoires Vives ». Jean Sénac et Tahar Djaout, deux poètes aux destins tragiques. Il faut savoir que l’édition 2013 de Festival Strasbourg-Méditerranée (sur laquelle nous reviendrons dans une Correspondance particulière) propose, notamment, dans le cadre d’un hommage aux poètes algériens Jean Sénac (1926-1973) et Tahar Djaout (1954-1993), une rencontre intitulée : « Jean Sénac et Tahar Djaout, deux poètes aux destins tragiques ». Selon Strasbourg-Méditerranée : « Deux figures littéraires et culturelles, deux consciences majeures de l’Algérie contemporaine » qui « ont incarné, à une génération d’intervalle, l’espoir et la vision d’une Algérie plurielle, libre, réconciliée avec son histoire et ses héritages, ouverte sur le monde. Tous les deux ont payé de leur vie leur engagement, tous les deux ont été assassinés ». La rencontre aura lieu 4 décembre à 17 heures à la grande librairie Kléber à Strasbourg et réunira pour cet hommage : le romancier et dramaturge René de Céccatty, le poète et peintre Hamid Tibouchi, le poète et universitaire Hamid Nacer-Khodja, Salah Oudahar, écrivain et universitaire de Strasbourg-Méditerranée ainsi qu’Abdelmadjid Kaouah, poète et journaliste. Dans une préface à l’œuvre de Rimbaud, René Char écrivait: « En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps. Mais tout ce qu’on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l’obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l’évadé. Le poète ne jouit que de la liberté des autres ». Cela pourrait s’appliquer, à mon sens, à Kateb Yacine. Qu’est-ce que tu en penses ? Tahar Djaout : Oui, je partage ton point de vue. Dans la citation que tu fais de René Char, certains mots s’appliquent parfaitement à Kateb Yacine. Par exemple, cette destruction du temps qui me semble l’un des pivots de son œuvre, notamment de Nedjma qui vagabonde dans la durée, allant de Mai 1945 jusqu’aux cavaliers numides. C’est aussi le cas dans son travail théâtral intitulé La guerre de 2000 ans. Je crois que la destruction du temps pour retrouver une certaine intégrité identitaire et culturelle est l’une des constantes de l’œuvre de Kateb Yacine. Dans cette citation, d’autres mots lui conviennent aussi : « rupture », « prison », « évadé », « libre »… A mon sens, l’itinéraire de Kateb Yacine est un itinéraire de liberté. La prison n’a jamais pu se refermer sur lui réellement et intégralement. On sait qu’il a fait de la prison à l’âge de seize ans après les événements du 8 Mai 45, mais je crois que par ses vagabondages, par son souci de détruire les murs, Kateb Yacine est resté un éternel évadé. Il serait illusoire de prétendre restituer, au cours d’un entretien, l’envergure de l’homme et de l’œuvre sans compter le fait que Kateb Yacine soit réputé, sans doute à tort, pour être un poète difficile d’accès, voire, pour certains, hermétique. En Algérie, il est surtout connu pour son action théâtrale d’expression populaire et ses engagements militants, mais l’œuvre publiée, l’œuvre fondatrice, reste pour de multiples raisons assez méconnue du grand public… La vie de Kateb Yacine avait quelque chose à la fois de grandiose et de dramatique. S’il est devenu une sorte de conscience nationale, c’est parce qu’il a pris des positions très courageuses sur des problèmes épineux comme les revendications culturelles berbères, la place de la femme dans la société, la menace intégriste… Et effectivement ce genre de renommée occulte quelque peu l’homme littéraire dont tu dis qu’il est connu du public surtout pour son théâtre de langue populaire et ça aussi, ça diminue la portée de Kateb Yacine qui, pour moi, est d’abord l’auteur de Nedjma, puis d’un certain nombre de pièces écrites en français comme par exemple Le Cadavre encerclé. Les pièces dont je parle sont d’une force métaphorique terrible qu’on ne retrouve pas dans ses pièces suivantes. Même ses dernières œuvres écrites et publiées en français comme L’Homme aux sandales de caoutchouc me paraissent très faibles comparées à la puissance poétique du Cadavre encerclé. Ce qui me semble aussi capital, puissant, déterminant, dans la vie et l’œuvre de Kateb Yacine, c’est cette insubordination foncière et souveraine à la fatalité des êtres et des choses, la quête de l’absolu; c’est cette soif sauvage et inextinguible de fondre la parole dans l’acte, le verbe dans l’action et de porter la subversion aussi bien dans l’œuvre et l’écriture que dans la vie quotidienne. En cela, il me semble que Kateb Yacine est un poète d’une race singulière qui porte la notion de poésie à un niveau de sincérité, de vérité et d’engagement incomparables… En effet et comme tu l’affirmes, Kateb Yacine est de cette race de poètes comme un siècle en produit peu. Je me souviens que lui-même parlant de la famille Amrouche dans une préface à Histoire de ma vie de Fadhma N’Ath Mansour Amrouche disait d’elle – je cite de mémoire -, qu’elle est de la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand. Je crois que Kateb Yacine fait bien partie de cette tribu, c’est-à-dire de la tribu de la poésie fulgurante, de la tribu de la fugue, de la révolte et des excès aussi. Par ailleurs, il a provoqué une grande révolution littéraire avec Nedjma et ensuite, surtout après être rentré en Algérie dans les années 70, il a provoqué une autre révolution par sa vie, par son refus de se conformer à certains dogmes, par sa volonté de détruire tout conformisme, d’être ce grain de sable dans la machine des récupérations. Donc il a continué à porter la révolte dans la vie quotidienne. Malheureusement pour nous, à partir du moment où Kateb Yacine a porté la révolte dans la vie, on n’a pas eu une œuvre littéraire valant Nedjma, c’est-à-dire que l’œuvre littéraire s’est un peu arrêtée pour que l’homme de parole, l’homme d’action prenne le relais du poète. Kateb Yacine s’est fait le porte-voix des pauvres, des exclus, des laissés-pour-compte, des travailleurs, des femmes, des Berbères privés de leur identité et de leur langue…, il n’a jamais cessé de dénoncer les rapaces, les repus, les menteurs, les bigots et les faux-dévots… Il me semble que Kateb Yacine portait un amour très profond, presque déchirant, à l’Algérie. La manière dont il a essayé de reconstituer la mythologie littéraire et identitaire dans Nedjma est une preuve de recherche quasi-éperdue d’un équilibre pour ce pays qu’il aimait tant. Comme beaucoup, Kateb a été déçu par ce qui a suivi l’indépendance parce que, après 1962, nous avons vu la confiscation des idéaux de la libération par ceux-là mêmes qui n’ont jamais fait la révolution, en l’occurrence la tendance des oulémas. Nous avons donc un arabo-islamisme jacobin qui a supplanté tout le soubassement identitaire très riche que l’auteur restitue dans Nedjma. Kateb a pris conscience que ce pays profond ne peut vivre coupé de ses racines généreuses que sont sa berbérité et ses femmes. C’est pour ça qu’il a combattu contre tous les excès, contre tous les enfermements, contre toutes les bigoteries et les mains-mises. Comme bon nombre de poètes et d’artistes authentique, Kateb Yacine était l’homme des paradoxes parfois déconcertants. Je pense par exemple à ses positions idéologiques prononcées par rapport au stalinisme alors que son œuvre est toute faite de liberté, de jeunesse, d’amour et de transgression. Comment expliquerais-tu ça ? Je pense que s’il est un mot qui peut caractériser le parcours de Kateb Yacine, c’est bien celui de « liberté ». Tu parles de son adhésion au uploads/Litterature/ entretien-avec-tahar-djaout.pdf

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