[L’idée compromise dans une existence individuelle, dans l’attachement à certai
[L’idée compromise dans une existence individuelle, dans l’attachement à certaines valeurs] T.T. – […] dans vos livres (en réaction à une situation antérieure ?), « la littérature est considérée comme porteuse d’idées » (Le Sacre de l’Ecrivain [SE], p. 18), et vous déclarez ne vous intéresser qu’aux « idées que la littérature véhicule » (SE, p. 466). De fait, lorsque vous analysez, par exemple dans Morales du grand siècle, l’idéologie d’un Corneille, vous la tirez entièrement de l’intrigue de ses pièces, de leurs personnages et de leurs déclarations, sans jamais faire la moindre remarque sur le genre, la composition, le style, la métrique, etc. Ces éléments de l’œuvre sont-ils accidentels et arbitraires ? Ou bien, tout en obéissant à une organisation qui leur est propre, échappent-ils à l’emprise idéologique ? Vous n’analysez jamais non plus une œuvre littéraire dans son entier : est-ce à dire que ce niveau de structuration, à mi-chemin entre l’élément isolé (une réplique, un épisode, un thème) et l’univers global d’un écrivain, est dépourvu de pertinence pour l’identification de sa pensée ? Il est vrai que vous apportez quelques précisions sur la nature des « idées », qui en font autre chose que de pures idées. Ce qui vous intéresse en fait, c’est non l’idée telle qu’on peut la trouver dans quelque ouvrage théorique, mais cette même idée compromise, si l’on peut dire, dans une existence individuelle, dans certaines formes particulières, dans l’attachement à certaines valeurs. C’était déjà la position exprimée dans Morales du grand siècle : « la vraie signification d’une pensée réside dans l’intention humaine qui l’inspire, dans la conduite à laquelle elle aboutit, dans la nature des valeurs qu’elle préconise ou qu’elle condamne, bien plus que dans son énoncé spéculatif. […] Ce qu’il faut chercher pour donner un sens au débat, et quelque capacité humaine aux pensées qui s’y sont heurtées, c’est l’intérêt profond, la passion qui l’a réellement dominé. » (p. 103) Cependant, lorsque vous analysez un auteur comme Mallarmé, vous semblez adopter une attitude différente. […] Cette différence de traitement est-elle voulue ? PB. – Je ne crois pas avoir jamais pensé qu’en littérature l’idéologie méritait plus d’attention que l’art. Dans le passage même que vous citez, je dis : « [La perspective] où je me suis placé semble donner surtout sur les idées que la littérature véhicule. » Les mots que je souligne faisaient entendre que je ne définissais pas une critique idéale, mais un choix personnel. Et je développais ensuite longuement l’idée d’une nécessaire conjonction, en littérature, des idées et des formes sensibles. Le fait que je me sois principalement adonné à ce que l’on appelle « l’histoire des idées » répond à ma disposition d’esprit et aux préférences de ma curiosité, c’est tout. D’ailleurs, il me semble que l’expression « histoire des idées », rend mal ce que j’ai essayé de faire : car les idées , qui sont abstraites par définition, cessent de l’être quand elles s’incarnent dans une littérature, et se présentent avec un corps. Il est vrai que je serais porté à croire, en général, à un primat relatif de la pensée sur les formes, dans la mesure où c’est une intention idéologique plus ou moins claire qui me semble mettre en œuvre le plus souvent les matériaux sensibles de l’œuvre. Mais je n’exclus nullement que le contraire puisse se produire. Ce débat n’est pas fondamental, ne portant que sur une proportion d’influence, qui a peu de chances d’être fixe, entre deux composantes également nécessaires. […] [Les rapports de la société et de la littérature : condition (favorable) plutôt que cause] T.T – Vous avez fait une œuvre d’historien, ce qui implique que vous croyez à l’existence d’une forte relation entre une création littéraire et son temps ; vous vous êtes toujours intéressé au rapport entre la littérature et la société. Mais votre position là-dessus me semble assez complexe, et elle demande à être présentée avec quelque attention. Je commencerai en isolant d’abord une position que j’appellerai « première », moins parce qu’elle se trouve attestée particulièrement dans votre premier livre que parce que, dans sa simplicité, elle forme un point de départ commode. Cette position consiste en une adhésion sans réserves à l’idée d’un déterminisme social concernant les œuvres littéraires. Vous écrivez dans Morales du grand siècle : « La pensée morale, consciente ou confuse, surtout celle qui se manifeste dans des ouvrages d’une aussi grande diffusion que les ouvrages littéraires, a ses racines toutes naturelles, et son terrain d’action, dans la vie des hommes et dans leurs relations » ; et vous définissez ainsi votre projet : « percevoir quelles formes diverses revêtait cette connexion » (p. 9). Les métaphores même dont vous vous servez ici sont révélatrices : la vie des hommes forme les racines, leurs œuvres en sont la conséquence ; la littérature est comme le vêtement d’un corps qu’elle cache et révèle à la fois. Vos analyses dans ce livre obéissent souvent à ce principe. Par exemple, Montesquieu y est décrit comme « un interprète des traditions aristocratiques », et vous ajoutez en note : « Ce qui ressort de son œuvre, on pourrait presque dire de chaque ligne de son œuvre » (p. 70) ; on dirait ici que le « presque » vient rattraper in extremis le caractère catégorique de « toute » et de « chaque ». De même pour Racine : « Il ne pouvait guère en être autrement à l’époque où elles [ses tragédies] ont paru ». Du reste, tout le vocabulaire du livre atteste cette adhésion à l’idée d’un déterminisme rigoureux et donc, à la surface, d’un parallélisme entre littérature et société : la littérature « baigne » dans l’idéologie sociale, qui la « remplit » à son tour, l’une « reproduit » l’autre, ou alors elle l’« incarne » ; l’une « évoque » l’autre, est « à l’image » de l’autre, est l’« empreinte » de l’autre, elle « traduisait » l’autre, elle l’« exprime », etc. Cette « première » position sera cependant modifiée par divers « tempéraments » qui finissent par vous faire assumer une position qualitativement différente, et qui tous apparaissent déjà dans votre premier ouvrage. En premier lieu, dès Morales du grand siècle, vous vous apercevez, après avoir affirmé l’existence d’une relation, que « les exemples contraires ne manquent pas ». Des stratégies conscientes viennent démentir nos attentes fondées sur le déterminisme social : Corneille sait pratiquer « la précaution de la dédicace », et l’être humain lui-même n’est pas cohérent et homogène car il obéit à des déterminismes multiples, ce qui, en fin de compte, rend incertain le résultat de chaque déterminisme particulier : « Corneille, flatteur par entraînement et par métier, se retrouve toujours auprès de Corneille, ennemi de la tyrannie par penchant et par éloquence ». Vous observerez aussi que le déterminisme s’exerce plus fortement pour certaines œuvres que pour d’autres : « La tragédie de Racine est moins représentative peut-être que celle de Corneille, en ce sens qu’elle est moins spontanément, moins directement, l’expression d’un milieu social et d’une tendance morale » (p. 208). Vous rendez compte de ces exceptions et de ces degrés de « représentativité », en substituant l’idée de condition (favorable) à celle de cause . « L’actualité n’agit pas sur les œuvres littéraires par le détail précis des événements mais par les conditions générales et l’atmosphère » ; « il travaillait dans les limites que son temps lui traçait » ; « les conditions qui l’avaient rendue possible… ». P.B. – Vous avez raison, en ce sens que je n’ai jamais été déterministe au sens propre de ce mot, qui implique un enchaînement nécessaire de causes et d’effets, supposant l’existence de lois. Je ne vois d’ailleurs pas qu’aucune des disciplines que nous appelons « sciences humaines » soit en état d’établir de telles lois. Si j’ai, après beaucoup d’autres, cru constater une action de la société sur la littérature, c’est sous forme de relations causales plus ou moins vraisemblables, dont le degré d’évidence, dans les cas particuliers que sont les œuvres et les auteurs, défie la stricte démonstration et la mesure exacte. Le déterminisme, qui est un des postulats de la recherche humaine dans le monde naturel, postulat indiscutablement fécond dans ce domaine, est apparemment inapplicable dans sa rigueur, à l’enquête de l’homme sur ses ouvrages. Mon premier livre, que vous citez surtout à l’appui de mon « déterminisme », a été écrit dans les années qui ont précédé la dernière guerre, et je veux bien admettre que j’avais alors de la relation société-littérature une idée plus naïve qu’aujourd’hui ; disons que j’étais en ce temps-là plus « marxiste » qu’à présent, quoique j’aie instinctivement évité de faire dans mon livre une profession de foi expresse en ce genre. [T.T. en vient ensuite à un des « tempéraments » évoqués plus haut, dont il dit qu’il va jusqu’à modifier la « substance même » de l’hypothèse initiale.] [La relation pertinente n’est pas entre société et littérature mais entre idéologie sociale uploads/Litterature/ entretien-avec-todorov.pdf
Documents similaires
-
12
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 05, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1113MB