Eschatologie alchimique chez jâbir ibn Hayyân Pierre Lory p. 73-92 L'imposant c
Eschatologie alchimique chez jâbir ibn Hayyân Pierre Lory p. 73-92 L'imposant corpus des œuvres attribuées à Jâbir ibn Hayyân1 intéresse principalement, on le sait, l'alchimie et la pharmacopée, la philosophie et les sciences naturelles, la magie et les sciences occultes. Il serait plus exact en fait de dire que son propos tend à souligner la solidarité profonde, la cohérence intime qui noue ensemble toutes ces disciplines. L'entreprise la plus originale de l'école jâbirienne aura été d'élaborer un système de correspondances entre phénomènes naturels et mécanismes linguistiques, la Balance des Lettres (mîzân al-hurûf). Rien n'échappe à cette lecture totalisante du milieu humain — y compris bien sûr sa finalité et son accomplissement historique. Nous voudrions attirer ici l'attention sur un traité jâbirien intitulé le Livre de l'Explication (Kitâb al-Bayân), qui révèle les liens existant entre l'explication linguistique, l'élucidation intellectuelle, le Grand Œuvre alchimique et la manifestation eschatologique d'un personnage prophétique désigné précisément comme le Bayân. Mais il importe de revenir quelque peu sur les présupposés de l'ultra-chiisme jâbirien. 2 Ainsi concluait-il son dernier texte sur la question (Kraus 1941/2 : 97) : « (Jâbir) puise dans l' (...) 2La dimension eschatologique du message jâbirien affleure en effet dans plusieurs parties du Corpus, mais d'une façon fragmentée et allusive. C'est la raison pour laquelle Paul Kraus, après avoir publié son magistral Jâbir ibn Hayyân — Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam (1942/1) et son répertoire analytique des œuvres jâbiriennes (1943), avait eu pour projet de rédiger un troisième volet traitant des doctrines religieuses de l'école jâbirienne, et tout particulièrement de leur rapport avec l'ismaélisme. Son point de vue, notons-le, avait sensiblement évolué au fil des années. Dans un premier article (Kraus, 1930), il considérait Jâbir comme un membre déclaré de la da'wa ismaélienne pro-fatimide. L'originalité de la position jâbirienne lui apparut cependant de plus en plus au fil de ses recherches2. Sa fin tragique empêcha la maturation du projet d'une synthèse définitive. Toutefois, nous avons eu l'occasion de consulter les éléments de ses notes manuscrites conservées alors à l'IFAO au Caire lors de deux missions en Egypte en 1988 et 1989 : il comporte à l'état de brouillons des chapitres destinés à composer ce dernier grand travail d'érudition. Ces textes sont assez fragmentaires et non publiables en l'état ; nous en avons résumé les tenants essentiels dans une précédente publication (Lory, 1989 : 155 sq). La thèse défendue par Kraus était que les auteurs jâbiriens auraient en quelque sorte travesti des éléments d'une gnose ultra-chiite sous des spéculations alchimiques ou astrologiques visant à justifier indirectement la théorie de la venue prochaine d'un mahdi (fatimide ?) et à annoncer un bouleversement universel amenant l'abolition de la charia qui leur était contemporaine. Cette perspective a été adoptée, sous un angle un peu différent, par Yves Marquet dans un ouvrage plus récent (1988). Nous avons pour notre part entrepris une analyse systématique des doctrines ima-mologiques de l'école jâbirienne dans Alchimie et mystique en terre d'Islam (1989). Le présent article se veut un approfondissement de l'un des aspects de cette imamologie : la figure du Qâ'im, du prophète-imam devant inaugurer l'ère eschatologique de l'histoire humaine. Rappelons quelques points de cette vision de l'histoire sacrale sous-tendant cette attente eschatologique. 3– Jâbir ibn Hayyân se donne comme le disciple direct de l'imam Ja'far al-Sâdiq (m. en 765) ; la totalité de ses livres auraient été écrits avec l'aval, voire sous l'inspiration ou même la dictée du Maître. Or, les travaux de P. Kraus l'ont montré de façon convaincante, les traités jâbiriens ont en fait été rédigés lors d'une période s'étendant du milieu du IXeau milieu du Xe siècle (Kraus, 1943 : LXV). Les passages imamologiques du Corpus jâbirien devaient donc proposer des réponses à des questionnements posés aux mouvements pro-alides de cette époque plus tardive, tout en maintenant la fiction d'un enseignement ja'farien. L'originalité de la position jâbirienne réside justement dans sa tentative de transcender les questions de la succession à l'imamat qui divisaient le courant chiite à cette époque, laquelle recouvre, on le constate, la période de l'Occultation mineure des Duodécimains. 4– Les auteurs jâbiriens manifestent en effet des tendances concordistes. Dans le trente-huitième chapitre du Livre des Cinquante (K al-Khamsîn, éd. Kraus, 1935 : 495 sq), ils énumèrent les questions de succession qui s'étaient posées aux Alides depuis la mort de 'Alî jusqu'à la désignation du successeur de Ja'far al-Sâdiq. Ils suggèrent la possibilité de l'existence d'un double imamat et, pour chaque imam d'un discours pluriel variant en fonction de l'auditoire (Lory, 1989 : 92-93 ; 96). Ils ne se risquent pas à spéculer sur la situation qui prévaudra après l'imamat de Mûsâ al-Kâzim (m. en 799). Mais ils introduisent par contre une hiérarchie des figures d'initiés, de cinquante-cinq formes de « personnes spirituelles » (ashkhâs rûhâniyya) participant à la fois des natures humaine et angélique, et constituant sans doute moins les dignitaires d'une hiérarchie d'une organisation constituée qu'une pluralisation des fonctions de l'imam parmi un ensemble d'initiés chiites, chacun manifestant un de ses aspects dudit imam (Kraus, 1942-2). Ces personnes, visiblement, ne symbolisent pas le plérôme angélique guidant les hommes, elles le constituent. Essentielle ici est la figure de l'Orphelin (al-Yatîm), désigné également comme le Glorieux (al-Mâjid). L'Orphelin n'est pas alide par son ascendance charnelle, mais par son degré de compréhension spirituelle qui fait de lui un authentique adopté par l'imam, accédant aux plus hauts niveaux de la gnose (Corbin, 1986 : 3e partie ; Lory, 1989 : 81-82). Point essentiel que nous trouverons en filigrane dans la problématique du Livre de l'Explication. 5Enfin, les auteurs jâbiriens replacent leurs spéculations dans le cadre d'une histoire sacrale profondément spiritualiste. Les âmes humaines, immergées dans les ténèbres de la matérialité, sont invitées par les personnes prophétiques à lutter pour parvenir petit à petit à la lumière de la gnose, et ce au cours de « réincarnations » (takrîrât) successives. Le but pour chaque personne est d'entrer dans le plérôme des « personnes spirituelles » angéliques car « quiconque accomplit et profère la vérité est une personne spirituelle, surtout s'il est engagé dans la voie de la science et de la vertu de par lui-même, par disposition naturelle » (Livre de la Recherche, Kraus, 1935 : 508). Une fois intégrée à ce plérôme selon l'une des cinquante-cinq fonctions mentionnées, l'élu continue à y croître dans la pureté de la connaissance, se conformant de plus en plus à l'exemple parfait qu'est l'imam. Ainsi l'Orphelin découvre-t-il au bout de son parcours qu'il ne fait qu'un avec l'imam (Lory, 1989 : 79-84). 3 Au nombre desquels figurent les grands philosophes de l'Antiquité : « La plupart des philosophes é (...) 6Le corpus jâbirien ne mentionne pas la cause de la déchéance, mais il désigne en tout cas le mal dont il entend délivrer les humains, à savoir l'ignorance. Or, l'élément essentiel dans la lutte contre l'ignorance est, logiquement, la diffusion de la science. Et c'est ici qu'intervient le rôle précis de l'alchimie dans l'économie du salut. L'alchimie ne constitue pas ici un simple savoir sur les minéraux, une discipline parmi d'autres. Elle représente le savoir des savoirs, la science qui contient la clé de toutes les compréhensions possibles en ce monde ; elle est la sagesse par excellence. Son origine n'est pas humaine ; elle fait partie des savoirs ésotériques transmis par Dieu aux prophètes, aux imams et aux grands saints3. L'alchimie révèle le secret intime du monde, qui est la structure humaine elle-même. Elle constitue le savoir ultime sur l'Homme Parfait, sur l'Imam lui-même, à l'instar du Coran et des autres livres sacrés : d'où le titre de « sœur de la prophétie » que lui confère une version de la Khidbat al-bayân (Corbin, 1986 : lre partie). La connaissance de la Pierre Philosophale est, en ce sens, assimilable à la rencontre avec l'Imam, et opère la transmutation de l'alchimiste lui-même en gnostique parfait, en Orphelin adopté (Lory, 1989 : 48-53 ; 60-62) : cela en raison d'une doctrine jâbirienne que nous ne pouvons aborder ici, celle de la transformation par la connaissance, le connaissant se conformant intérieurement à ce qu'il comprend. 7On saisit dès lors combien nos alchimistes se sentent investis d'une mission initiatique décisive. Dans l'histoire sacrale présentée par les auteurs jâbiriens, Ja‘far al- Sâdiq et son enseignement représentent un sommet absolu ; le degré même de la prophétie lui est conféré. Il aurait possédé la science complète — entendez, dans le domaine de l'alchimie en particulier. Lui a succédé une période de trouble. Qui prendra le relais dans la diffusion de cette science dont dépend le devenir même de l'humanité ? Les initiés chiites de divers grades, parmi lesquels les auteurs jâbiriens se comptent certainement eux-mêmes (Lory, 1989 : 102-103 ; 67 sq ; 72 sq ; 110). Au-delà de toutes les querelles sur la désignation des imams chez les futurs Duodécimains, les Ismaéliens carmates ou fatimides, le corpus jâbirien annonce la transition assumée par une hiérarchie de savants, de gnostiques, qui assurent en quelque sorte collectivement la mission de l'imam sur terre. Cette période uploads/Litterature/ eschatologie-alchimique-chez-jabir-ibn-hayyan.pdf
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- Publié le Jul 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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