L’étude des métaphores du discours économique constitue un espace particulièrem
L’étude des métaphores du discours économique constitue un espace particulièrement nouveau. Elle révèle la persistance de certaines projections conceptuelles permettant de raisonner sur toutes sortes de phénomènes. Le discours économique, aussi bien celui de l’expert que celui de la vulgarisation, emploie des énoncés métaphoriques afin d’expliquer des phénomènes complexes. Cette caractéristique a été étudiée depuis la linguistique cognitive et la linguistique appliquée. À partir de ces cadres théoriques, nous nous proposons dans cet article d’examiner les énoncés métaphoriques contenus dans des tribunes publiées dans les suppléments économiques des journaux argentins La Nación et Página 12. Le choix d’utiliser un corpus argentin s’avère particulièrement pertinent, car il révèle un haut degré de créativité et permet d’examiner les liens entre la métaphore et l’argumentation. À partir du commentaire d’un texte du journaliste Néstor Scibona, nous démontrerons les fonctions de la métaphore et son rôle aussi bien dans la représentation des problèmes économiques que dans la mise en valeur de propositions de solution. La métaphore La métaphore est conçue comme un phéno- mène linguistique et conceptuel, présent dans les interactions communicatives quotidiennes, scientifiques ou littéraires. Elle peut être caractérisée par une classe d’énoncé (verbal, iconique ou gestuel) qui révèle sur le plan cognitif la projection conceptuelle d’un domaine « source » - plus connu et plus concret - sur un autre « cible » - moins connu et moins concret -.1 Cette projection s’appuie sur les expériences des sujets dont la nature est corporelle et sur les sédimentations culturelles desdites expériences.2 Les projections relient des domaines sous forme structurale, potentielle et partielle. Elles favorisent la mise en relief de certains éléments du 1. George Lakoff; Mark Johnson. Philosophy in the Flesh: The Embodied Mind and Its Challenge to Western Thought. New York, Basic Books,1999. George Lakoff; Mark Tur- ner. More than Cool Reason. A Field Guide to Poetic Meta- phor. Chicago, The University of Chicago Press,1989. 2. Raymond W. Gibbs (Jr.). The Poetics of Mind. Figurative Thought, Language, and Undestanding. Cambridge: Cam- bridge University Press. 1994. LES METAPHORES DU DISCOURS ECONOMIQUE Analyse linguistique des tribunes médiatiques argentines lors de la crise de 2001 par Victor Gustavo ZONANA Linguiste, critique littéraire, Chercheur au CONICET Professeur à l’Université Nacionale de Cuyo. 65 domaine cible mais en voilent d’autres. Le choix des domaines source est guidé par les propos du locuteur. Les « métaphores conceptuelles de base » font partie des modèles cognitifs idéalisés qui sont utilisés pour comprendre le monde. Dans le langage quotidien, elles se manifestent dans de nombreuses expressions en plusieurs langues.3 C’est grâce à elles qu’il est possible de raisonner et d’effectuer des appréciations selon les modèles déjà cités. La métaphore dans le discours scientifique La conception de la métaphore esquissée suppose aussi une remise en compte de sa valeur dans le discours scientifique. Depuis les années 60 et 70, on assiste à une remise en valeur de la figure. Le phénomène est donc examiné selon une nouvelle approche : il est déplacé du terrain linguistique et littéraire à celui de la cognition et son rôle est mis en valeur dans le développement des processus conceptuels tels que l’abstraction et la génération de théories. Au cours de cette revendication, il est possible de reconnaître, synthétiquement, au moins trois positions. La première, celle de Thomas Hobbes à Karl Popper, refuse énergiquement l’emploi de la figure dans le discours scientifique.4 La deuxième, fondée sur la pensée de Nietzche et mise à jour, entre autres, par Jacques Derrida5, met en évidence la présence de métaphores dans le discours scientifique. Moyennant une herméneutique du soupçon, il s’agit pour eux de démasquer les métaphores du langage scientifique et de condamner leurs prétentions à l’univocité. En dernier lieu, il est possible de reconnaître une attitude à racine kantienne, présente chez des auteurs tels que 3. G. Lakoff; M. Turner. More than…, op. cit. p. 168. . Hesse Mary. “Models, Metaphors and Truth”, en Zdra- vko Radman (Ed.) From a Metaphorical Point of View. A Multidisciplinary Approach to the Cognitive Content of Metaphor, Berlin/ New York, Walter de Guyter, 1995, p. 351-372. . Jacques Derrida. Marges de la philosophie. Paris, Édi- tions de Minuit, 1972. Paul Ricœur et Georges Lakoff. Selon cette approche, la métaphore fait partie du discours scientifique sans que l’on y voie ni obstacle épistémologique ni fausse conscience mais plutôt l’emploi d’un outil cognitif au pouvoir heuristique ayant des bénéfices et des limitations. En fonction de cette conception de la métaphore, elle joue un rôle fondamental dans la science parce que: a) elle structure des systèmes primaires; b) elle fournit de nouvelles notions pour expliquer des phénomènes; c) elle introduit de nouvelles prédictions dans le domaine de l’objet à étudier. Il est possible donc de parler des métaphores constitutives d’une théorie et dont le caractère est pédagogique. Le deuxième type de métaphores fait partie du domaine de la vulgarisation scientifique et sa fonction consiste à représenter la théorie par des termes accessibles au savoir des non experts. Métaphores du discours économique Les résultats des différents travaux mettent en évidence que dans des textes pour des experts ou pour des non-initiés, le discours économique inclut trois types d’expressions métaphoriques : les métaphores du langage quotidien, les métaphores créatives à des fins esthético-argumentatives et celles qui sont spécifiques du langage économique8 dont l’emploi étendu leur donne le statut des métaphores conceptuelles de base de l’économie. Les notions-clé de cette discipline (production, distribution, consommation et échange) ont un caractère abstrait. Il faut donc les associer à des entités concrètes pour qu’elles puissent être utilisées et comprises.9 Pour ce faire, un vocabulaire . Paul Ricoeur. La métaphore vive. Paris, Seuil, 1975. G. Lakoff; M. Johnson. Metaphors… . R. W. Gibbs. Op. cit., p. 280. . Willie Henderson, “Metaphor, economics and ESP: some comments”, English for Specific Purposes, nº 19, 2000, p. 167-173. . Michael White, “Metaphor and economics: the case of growth”, English for Specific Purposes, nº 22, p. 131-151. 66 technique, devenu monnaie courante, a été élaboré, notamment dans les suppléments économiques des journaux ou dans les magazines consacrés au commerce : « flottement », « inflation », « liquidité », « sécheresse », « décollage » ou « effondrement », « hausse et baisse ». Le fait que les usagers ne perçoivent pas ces termes comme étant métaphoriques ne signifie pas qu’ils aient perdu une telle condition. Bien au contraire, leur ubiquité est un indice de leur pouvoir et de leur vitalité.10 Le discours technique de l’économie fait appel à des analogies avec des phénomènes naturels afin d’expliquer le développement des processus. Par exemple, celui de la circulation monétaire a son origine dans la découverte par William Harvey de la circulation du sang.11 Les métaphores sont aussi utilisées pour identifier les différents acteurs des processus économiques. Leur activité est représentée fréquemment comme un jeu compétitif, comme une bataille, voire - dans les alliances des entreprises - comme l’ établissement des liens conjugaux.12 Un mécanisme fondamental consiste à animer les êtres non-animés : les variables de l’économie adoptent les caractéristiques d’un être animé, comme dans l’exemple suivant : « Dans l’accord avec le FMI, l’objectif d’inflation prévu était de 35% par an, avec un taux de change flottant d’environ 3,85% et un taux d’intérêt qui flirte avec les 15% par an ».13 Un autre mécanisme consiste à réifier les phénomènes: « le système financier est devenu une sorte de tirelire dont tout le monde essaye d’extraire des pièces sans jamais en remettre, excepté la Banque Centrale de la République 10. G. Lakoff; M. Johnson. Metaphors…, op. cit. 11. Johnatan Charteris-Black, “Metaphor and vocabulary teaching in ESP economics”, English for Specific Purposes, nº 19, 2000, p. 149-165. 12. Silva Bratož, “A Comparative Study of Metaphor in English and Slovene Popular Economic Discourse”, Mana- ging Global Transitions, nº 2, vol. (2), 2004, p. 179-196. 13. Alfredo Zaiat, “Besar la lona”, Página 12, Buenos Aires, 6 de abril, 2003, Suplemento “Cash”, p. 4. Argentine, elle-même (…) ».14 La combinaison de ces ressources contribue à établir l’enchaînement des métaphores. Métaphore et argumentation L’ emploi des métaphores dans l’argumentation accomplit certaines fonctions et provoque des effets déterminés. Lorsqu’un problème est représenté métaphoriquement, il hérite de la structure et des valeurs propres au domaine source utilisé. Ces valeurs peuvent être manipulées de façon favorable ou défavorable au sujet qui emploie la métaphore.15 En outre, la métaphore renforce une identité faible et réduit les différences entre les domaines qu’elle met en rapport.16 La proposition de cette identité peut servir à manipuler la distance entre le sujet argumentateur et son auditoire et promouvoir ainsi la génération des accords ou des désaccords à propos d’un sujet.17 D’autre part, comme tous les tropes, la métaphore présuppose un raisonnement condensé qui peut ou non être explicité selon les besoins de celui qui s’en sert.18 Les métaphores peuvent apparaître dans toutes les catégories de l’argumentation, tantôt si elles sont obligatoires (thèse, règle générale, arguments) tantôt si elles sont facultatives (qualificatif, source, réserve, emphase, alternative).19 Comme la projection a un caractère structurel et potentiel, il est possible d’inclure des composantes de la uploads/Litterature/ metafora-zonana.pdf
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- Publié le Dec 25, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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