DONNA - MITO - MITURGIA I QUADERNI DEL RAMO D’ORO ON-LINE n. 3 (2010), pp. 18-3

DONNA - MITO - MITURGIA I QUADERNI DEL RAMO D’ORO ON-LINE n. 3 (2010), pp. 18-36 FRANÇOISE LÉTOUBLON FEMMES, TISSAGE ET MYTHOLOGIE Chacun à sa place, chacun dans son rôle: la femme à la maison s’occupe à filer, tisser, préparer la nourriture, l’homme à l’extérieur parle, s’occupe des affaires publiques et surtout de faire la guerre. Cette image caricaturale n’est pas très éloignée de l’impression que donnent l’ensemble des textes anciens, y compris l’Iliade et l’Odyssée. Mais la question est peut-être un peu plus complexe si à la dimension narrative, celle des événements racontés et des personnages représentés avec leurs discours respectifs, s’ajoute celle de la mythologie et des modèles qu’elle présente pour ces personnages. Pour aborder la question des femmes et de leurs travaux en rapport avec la mythologie, mentionnons d'abord les travaux critiques sur lesquels nous nous fondons: outre un travail personnel présenté dans un colloque sur le genre à Lille en 2006, non publié à ce jour, il faut citer d’abord les études très stimulantes de Nicole Loraux, à l’honneur dans cet ouvrage1: même si elles ne portent pas sur le même sujet, on gagne à les relire une impression de jouvence extraordinaire qui justifiait amplement de consacrer un colloque à ce sujet. C’est peut-être justement parce qu’Homère n’est nullement misogyne – au contraire semble-t- il d’Hésiode2 –, que cette étude peut présenter de l’intérêt, non pas sous l’angle psychologique de la relation entre l’auteur et ses personnages, mais sous celui d’un aperçu sur l’état d’esprit généralisé à l’époque de la composition des poèmes: les discours que le poète prête à ses personnages semblent dans une certaine mesure représentatifs des mœurs de son temps. Plus précisément sur les femmes et le tissage, mentionnons les deux livres parus à peu de distance l’un de l’autre et divergents quant à leurs conclusions de I. Papadopoulou-Belmehdi et de J. Scheid et J. Svenbro3. J’ai aussi publié un gros article qui portait déjà sur ce sujet dans le numéro de la revue Europe consacré à la mythologie4, faisant suite à un mémoire de maîtrise par Camille 1 En particulier les ouvrages Les enfants d’Athéna, Façons tragiques de tuer une femme, Les expériences de Tirésias, Les mères en deuil (LORAUX 1981, 1985, 1989, 1990a), l’ouvrage collectif La Grèce au féminin (LORAUX 1993) et son article Qu’est-ce qu’une déesse (LORAUX 1990b) dans le premier tome de L’histoire des femmes édité par P. Schmitt Pantel – avec l’ensemble du volume (SCHMITT-PANTEL 1990), dans la série dirigée par G. Duby et M. Perrot. 2 Voir SCHMITT 2001, et VERNANT 2008. 3 PAPADOPOULOU-BELMEHDI 1994 , SCHEID - SVENBRO 1994, voir la discussion dans LÉTOUBLON 2000. 4 LÉTOUBLON 2004. Je n’avais pas pu lire L’homme-cerf et la femme-araignée de F. FRONTISI-DUCROUX (2003) avant ma rédaction, et nos travaux respectifs se rejoignent sur plusieurs points. Le même type de coïncidence semble se reproduire avec le présent article: lisant en effet après une première rédaction son dernier livre, Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope (FRONTISI-DUCROUX 2009), je constate encore de singulières rencontres, montrant que nous suivons des itinéraires en partie parallèles. FRANÇOISE LÉTOUBLON 19 DONNA - MITO - MITURGIA Mouren, Le tissage dans la littérature grecque, soutenu à Grenoble en 20025. Le numéro récent de Phoenix (n° 62, 2008), intitulé (en anglais) La revanche de Pénélope, comporte plusieurs articles très stimulants, en particulier en ce qui nous concerne directement ceux d’Olga Levaniouk, Reyes Bertolin et Pura Nieto Hernandez6. Avant cela, on doit aussi beaucoup au courant féministe aux Etats-Unis, et en particulier à quelques spécialistes de l’Antiquité7. On ajoutera le beau livre de J.J. Winkler récemment traduit en français8. Le thème de Pénélope tisseuse est presque banal: dans le grand public, on assimile un ‘travail de Pénélope’ à un incessant recommencement de la même tâche, et la féministe américaine Barbara Clayton a essayé de montrer récemment (2004) que l’Odyssée correspond à une «poétique pénélopéenne»9. En ce qui concerne l’arrière-plan théorique, pour l’analyse de la langue formulaire de l’épopée, je m’appuie sur le courant de l’Oral Poetry initié par Milman Parry et Albert Lord, tout en notant que certaines répétitions de plusieurs vers successifs ne peuvent pas s’expliquer par le caractère formulaire de l’épopée10. Une attention particulière devra être apportée aux emplois de telles répétitions dans le discours des personnages: on verra ainsi se dessiner un discours-type des hommes aux femmes avec les mêmes vers dans la bouche d’Hector face à Andromaque ou de Télémaque face à Pénélope. La constatation qu’on ne trouve guère de discours-type symétrique des femmes envers les hommes pourrait être due au fait que les femmes ne peuvent guère s’exprimer, du moins en public, et sont réduites au silence ou aux larmes11. Les termes de rôles et de place utilisés au début de mon introduction renvoient à la sociologie américaine, telle qu’elle a été diffusée en France par l’intermédiaire de la traduction du livre d’Erving Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne12. Il s’agit en effet de la construction de l’image de soi dans la société et de celle que l’on présente à autrui. 5 MOUREN 2002. 6 LEVANIOUK 2008, BERTOLIN 2008, NIETO HERNANDEZ 2008. 7 Marilyn KATZ 1991, Nancy FELSON, Sheila MURNAGHAN, Froma ZEITLIN, Helen FOLEY et une récente publication de Nancy FELSON et Laura SLATKIN m’ont particulièrement intéressée. Je n’ai pas pu lire les études de Judith Butler, moins spécifiquement homériste. Voir aussi l’historique de la question dans KATZ 1995. 8 WINKLER 1990 (2005 en français). 9 CLAYTON 2004. Sa thèse me semble excessive, mais son argumentation intéressante, voir mon compte rendu en 2008 dans Agora. Sur les rôles féminins et le tissage, voir aussi THOMAS 1988. Sur le personnage de Pénélope et le tissage, PAPADOPOULOU-BELMEHDI 1994, et LÉTOUBLON 2000, avec la discussion de la thèse défendue par John Scheid et Jesper Svenbro dans SCHEID - SVENBRO 1994. 10 Outre les travaux de Parry lui-même, voir ceux de Lord, Nagy et Foley, ainsi que LÉTOUBLON 1997, 2006, 2007 avec les références qu’il est impossible de reprendre ici. 11 Sur l’interprétation paradoxale du silence comme arme spécifiquement féministe, voir MONTIGLIO 2000, et l’ouvrage collectif publié par LARDINOIS - MCCLURE 2001. Voir aussi infra la référence aux hypothèses de NIETO HERNANDEZ 2008. 12 Voir GOFFMANN 1959. L’édition française consultée, de 1973, était malheureusement très peu soignée, comportant de nombreuses fautes de typographie et même de langue. FEMMES, TISSAGE ET MYTHOLOGIE 20 I QUADERNI DEL RAMO D’ORO ON-LINE n. 3 (2010) Au colloque de Lille, j’ai montré que le mot grec iJstov" instaure dans le monde une division en fonction du sexe: chez Homère, le même terme s’applique au sens propre au métier à tisser pour les hommes, mais au mât du navire pour les hommes. Dans les deux cas, le rattachement étymologique du mot au radical *stā- ‘dresser’ et au verbe hístemi est clair : le métier à tisser de la Grèce homérique est un métier dressé, les peintures de vases le confirment très clairement13. Le mot iJstov" est donc révélateur d’une division du monde, d’un partage entre les genres, il désigne le métier d’une part, le mât de l’autre, avec le même sème de verticalité. Reyes Bertolin a fait dans le numéro cité de Phoenix la même remarque sur les deux valeurs du mot et sur la division qu’il instaure, allant plus loin dans l’analyse14: iJstov" constitue pour chaque sexe et en même temps pour chaque individu par rapport à sa communauté un «marqueur identitaire d’espace». Il semble possible de relier ce phénomène d’ordre socio-linguistique avec le fait (déjà remarqué par Ioanna Papadopoulou-Belmehdi15), que le verbe ‘tisser’ uJfaivnw est employé en grec homérique exclusivement avec une femme pour sujet au sens propre, alors qu’au sens figuré, les hommes comme les femmes ‘tissent une ruse’ au sens métaphorique. A notre tour, nous irons plus loin en analysant le rôle du filage et de la quenouille en relation avec les métaphores16. 1. LE RECIT, LES PERSONNAGES ET LES ROLES MASCULINS ET FEMININS On ne voit dans l’épopée aucune femme sur le champ de bataille ni à l’assemblée ou au conseil ; sur les navires, elles sont au plus passagères passives (ainsi pour Chryséis quand le navire achéen la ramène chez son père à Chrysa), comme le bétail transporté à offrir en sacrifice ; inversement, on ne voit dans le même corpus (incluant les Hymnes et Hésiode) aucun homme dans les activités féminines de l’oíkos, le tissage en particulier. On remarquera encore que l’activité du chant, qui forme le métier et le nom même de l’aède17, se rencontre aussi quand l’épopée montre une femme (ou une déesse) en train de tisser : toutes tissent en chantant18 ; pourtant, les seuls aèdes mis en 13 Voir par exemple un relief votif d’Athènes, Musée national, montrant Pénélope au métier tandis que derrière elle a lieu la reconnaissance entre Euryclée et Ulysse, ou le vase de Chiusi dû au ‘Peintre de Pénélope’ conservé à Munich, jadis visible dans le site Perseus. On est surpris que dans la série Archaeologia homerica dirigée par H. G. Buchholz et F. Matz, le uploads/Litterature/ femmes-tissage-mythologie-pdf 1 .pdf

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