Variaciones Borges 4 (1997) Mercedes Blanco Fiction historique et conte fantast
Variaciones Borges 4 (1997) Mercedes Blanco Fiction historique et conte fantastique Une lecture de “Los teólogos” a nouvelle de Borges intitulée “Les théologiens” est parue pour la première fois en 1947, dans le numéro 14 des Anales de Buenos Aires. Elle a été insérée dans le recueil L’Aleph lors de sa pre- mière parution en 1949. 1 Si j’ai entrepris d’approfondir son analyse, c’est que malgré le noir éclat des bûchers où brûlent tour à tour ses principaux acteurs, le texte sur- prend par son effet spirituel, voire comique. Il intrigue aussi par le bric- à-brac érudit, la densité inhabituelle, même pour Borges, des références savantes, littéraires, historiques ou philosophiques. Gene H. Bell-Villada a déploré cette érudition surabondante au point de lui imputer un relatif échec du récit2. Et pourtant ces matériaux li- vresques, qui sont presque les seuls éléments concrets de la nouvelle, y font office de tissu imaginaire, et sans eux le récit serait réduit à une épure abstraite, à un squelette de fiction. Par un choix que l’écrivain adopte en toute connaissance de cause, les théologiens sont caractérisés par leur culture théologique et non par leur environnement physique, 1 Je traduis dans l’article les passages de la nouvelle, ainsi que les autres textes de Borges cités, et le texte espagnol sera donné en note. Je désignerai la nouvelle par l’abréviation LT, et les passages seront localisés par paragraphes (elle en comporte 13 seulement) pour permettre aux lecteurs de se reférer à d’autres éditions ou à des traductions. 2 “Unfortunately, Borges incorporates too much recondite erudition and old geographie to make “The Theologians” very successful as a narrative. The heavy closes of book-learning (the only consistently concrete element in the story) seem to be an attempt at a kind of period-color. In contrast to the bookish allusions in “The Sect of the Phoenix” where the scholarly names and references are part of the whole joke, [...] the erudite apparatus in “The Theologians” seem ponderous and overly serious.” (Bell-Villada 166) L search by... | volume | author | word | > menu 6 Mercedes Blanco leurs liens familiaux, leurs moeurs sexuelles ou l’état de leurs finances3. La théologie chrétienne des premiers siècles, discipline fondée sur la hiérarchie des auteurs, fournit les ressorts logiques de l’intrigue et en même temps constitue le milieu imaginaire où elle se déploie. S’il s’agit là de “couleur locale”, celle-ci est subordonnée à des fonctions essen- tielles du récit. En outre, que le déploiement d’antiquités érudites gêne le lecteur comme un fatras fastidieux ou au contraire flatte sa curiosité et son penchant pour une certaine saveur esotérique, est évidemment une question de goût, que ce goût soit légitimé par une esthétique ou com- mandé par une mode. Si on en croit les premières lignes de l’essai de Discussion “Vindication du faux Basilide”, l’intérêt de Borges pour les sectes paléo-chrétiennes et pour la Gnose en particulier remonte à une rencontre précoce avec un passage de Quevedo: Vers 1916 j’ai lu cette obscure énumération de Quevedo: Il y avait là le maudit Basilide hérésiarque. Il y avait Nicolas d’Antiochie, Carpo- crate et Cérinthe et l’infame Ebion. Vint ensuite Valentin, celui qui donna pour commencement à tout la mer et le silence.4 On peut saisir dans ce passage de puissantes motivations à la curiosité éprouvée pour les controverses de la théologie patristique, les noms propres des hérésiarques, la manière dont ils s’assemblent par des affi- nités prosodiques et sonores, la rhétorique de l’anathème, à la fois im- posante et propice au détournement ironique, enfin certains fragments gnomiques d’une poésie mystérieuse comme celui qui donne pour ber- ceau à toutes choses la mer et le silence. L’invention d’un titre aussi ef- ficace qu’Histoire universelle de l’infamie relève du même goût que cette citation, ou que les livres de Sir Thomas Browne, superbes monuments 3 Des remarques de Borges dans un texte de 1943 peuvent apparaitre comme la défense anticipée d’une biographie “théologique” d’un théologien, qu’il soit réel ou imaginaire: “No es inconcebible una historia de los sueños de un hombre; otra, de los órganos de su cuerpo; otra, de todos los momentos en que se imaginó las pirámides; otra, de su comercio con la noche y las auroras. Lo anterior puede pare- cer meramente quimérico; desgraciadamente, no lo es. Nadie se resigna a escribir la biografía literaria de un escritor, la biografía militar de un soldado; todos prefieren la biografía genealógica, la biografía económica, la biografía psiquiátrica, la biogra- fía quirúrgica, la biografía tipográfica.” (“Sobre el Vathek de William Beckford” dans Otras Inquisiciones, OC 2: 107) 4 “Hacia 1916 leí esta oscura enumeración de Quevedo: Estaba el maldito Basílides heresiarca. Estaba Nicolás antioqueno, Carpócrates y Cerintho y el infame Ebión. Vino lue- go Valentino, el que dio por principio a todo el mar y el silencio.” Le passage de Quevedo provient de Sueño del infierno. search by... | volume | author | word | > menu Fiction historique et conte fantastique 7 d’éloquence baroque, revêtus de l’apparat solennel et pittoresque d’une vaste érudition. C’est peut-être dans un second temps que l’attraction pour l’histoire des hérésies et des dogmes chrétiens sera soutenue par des motifs d’ordre intellectuel: admiration pour la subtilité des débats théologi- ques anciens et pour le caractère tératologique, à la fois puissant et aberrant, de fictions doctrinales comme l’Enfer, l’Incarnation du Verbe ou la Trinité. Les textes de Borges qui manient ces matériaux concilient deux modes de jouissance poétique, le plaisir suscité par la mise en scène imaginaire des perplexités de la raison la plus pure, mathémati- que ou métaphysique, et le plaisir plus primitif des catalogues, des énumérations ou des litanies. Borges, on le sait, affectionne les juxtapo- sitions en apparence chaotiques de “vocables splendides”. On ren- contre partout dans sa prose et surtout dans ses vers des séries énumé- ratives de termes qui dénomment des choses prélevées dans des en- sembles si vastes et si composites que l’on est étonné par la possibilité même du geste qui les a choisies. Or les matériaux érudits, noms pro- pres ou citations, entités concrètes et singulieres par excellence, tout en peuplant l’univers qu’habitent les théologiens, peuvent servir les be- soins de l’énumération. La réfutation de l’hérésie des monotones rédi- gée par Aurélien offre le versant caricatural de ce trait de style: Aurélien, laborieusement trivial, les compara à Ixion, au foie de Prométhée, à Sisyphe, à ce roi de Thèbes qui vit deux soleils, au bé- gayement, à des perroquets, à des miroirs, à des échos, à des mules de noria et à des syllogismes biscornus. 5 En dehors de ce pastiche satirique qui souligne le procédé et le rend dérisoire, le texte énumère les noms donnés aux histrions, les pays où leurs sectes se répandent, les textes bibliques perversement interprétés par les hérétiques, et pour finir des lieux de l’empire où Aurélien cher- che à se fuir ou à se trouver lui-même: “À Aquilée, en Ephèse, en Ma- cédoine, il laissa ... Dans une cellule de Mauritanie... il repensa... A Ru- saddir il prêcha... En Hibernie .... il fut surpris une nuit..” (§12). La to- ponymie antique sert ici l’agencement des phrases et l’enchaînement narratif, soumis aux figures de construction, la juxtaposition et l’anaphore, dont le rôle est crucial dans la poétique de Borges6. La coïn- 5 “Aureliano, laboriosamente trivial, los equiparó con Ixión, con el hígado de Prome- teo, con Sísifo, con aquel rey de Tebas que vio dos soles, con la tartamudez, con loros, con espejos, con ecos, con mulas de noria o con silogismos bicornutos.” (LT § 3) 6 À propos de ce phénomène, qu’il désigne comme “sémantique de la juxtaposi- tion”, voir Ivan Almeida 84 et ss. search by... | volume | author | word | > menu 8 Mercedes Blanco cidence entre la thématique de la nouvelle et les préférences stylistiques de l’écrivain est sous-tendue par sa conviction d’après laquelle “l’énumération est l’un des procédés poétiques le plus anciens- que l’on songe aux psaumes de l’Ecriture, aux premier choeur des Perses et au catalogue homérique des navires”7 . À ces illustres antécédents on pourrait joindre la sentence attribuée à Empédocle ou à Pythagore qui résume la doctrine de la métempsycose et que Borges ne se lasse pas de réécrire. Dans l’essai sur Quevedo de Otras inquisiciones elle prend la forme suivante: “J’ai été un enfant, une jeune fille, une touffe d’herbe, un oiseau et un poisson muet qui surgit de la mer.”8. Dans le texte de la nouvelle “Les théologiens”, on trouve cette variante, attribuée à l’un des groupuscules de la secte des his- trions: “... certains, les protéiques, dans l’espace d’une seule vie sont des lions, sont des dragons, sont des sangliers, sont de l’eau et sont un arbre.”9 La suite ouverte des identités que peut endosser l’âme pourrait passer pour le pattern de toutes les énumérations littéraires, et à la fois pour leur principe de légitimation, l’âme n’étant en somme que le mi- roir du monde, comme tel contradictoire et monstrueux. Dans cette fiction située dans le monde antique, cette “sémantique uploads/Litterature/ fiction-historique-et-conte-fantastique.pdf
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- Publié le Apv 15, 2022
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