FIL D'OR ET FILS DE FER Sur l'homme « marionnette » dans le livre I des Lois de
FIL D'OR ET FILS DE FER Sur l'homme « marionnette » dans le livre I des Lois de Platon(644c-645a) Jérôme Laurent Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2006/3 Tome 69 | pages 461 à 473 ISSN 0003-9632 DOI 10.3917/aphi.693.0461 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2006-3-page-461.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Au livre I des Lois, Platon compare l’homme à une marionnette, mue par trois fils, deux en fer, le plaisir et la douleur, un en or, la force rationnelle de la loi. Quel est le sens de cette comparaison? L’homme n’est-il qu’une marionnette? un pantin mû par des tractions ou des pulsions qu’il ne maî- triserait pas? La force de cette image est telle qu’elle a pu être reprise par des auteurs très différents. Marc Aurèle écrit ainsi: « Tout ce que je suis se réduit à ceci: la chair, le souffle, le guide intérieur […]. Tu es âgé; ne per- mets plus qu’il [le guide intérieur] demeure esclave, qu’il obéisse, comme une marionnette (νευροσπαστηθÒναι), aux instincts égoïstes » 1. L’Empereur, partisan de la « citadelle intérieure » où chacun devrait pouvoir être maître de soi, écrit encore: « Au corps, les sensations; à l’âme, les instincts (éρµαí); à l’intelligence, les principes. […] Etre tiraillés comme des marionnettes par les instincts, les bêtes féroces, les androgynes, les Phalaris, les Néron le peu- vent aussi » (III, 16). En somme, l’image platonicienne indiquerait l’anima- lité en l’homme, la part d’aliénation que le plaisir et la douleur inscrivent en nous, puisque nous ne pouvons pas ne pas souffrir quand nous avons soif, par exemple, et nous réjouir quand nous buvons. La seule liberté et la seule dignité de l’homme viendraient ainsi de l’assentiment, de la puissance libre d’accepter l’ordre du monde en cherchant à transformer les « instincts » ou « tendances » en tendances maîtrisées par le souci rationnel du bien com- 1. MARC AURÈLE, Pensées, II, 2, trad. A. I. Trannoy. Archives de Philosophie 69, 2006 © Centre Sèvres | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) © Centre Sèvres | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) mun. Je devrais pouvoir m’opposer au plaisir. Epictète affirme en ce sens: « Apollonios avait raison de dire: “Quand tu veux t’exercer pour toi-même, si tu es altéré un jour de chaleur, aspire une gorgée d’eau fraîche, puis cra- che-la et n’en dis rien à personne” » 2. L’ascète qui recherche l’impassibilité comme remède à ces maladies de l’âme que sont les passions pourra seul ne pas être un pantin tragique et ridicule. Tout autre est l’interprétation de Plotin, bien qu’il reprenne au stoïcisme la thèse selon laquelle tout ce qui arrive arrive justement, c’est-à-dire selon l’ordre de la Providence. Plotin, en bon platonicien, ne cherche pas à pur- ger l’homme de toutes ses passions, mais seulement à les ordonner à la vertu et il pense que nos « instincts » sont simplement le signe de la nature sensi- ble d’une partie de notre âme, celle qui est associée au corps. Le sage ploti- nien ne recrache pas l’eau désaltérante; il a mieux à faire; il convertit son âme vers l’incorporel après avoir saisi la perfection de l’ordre naturel: « Chacune des parties de l’univers, selon sa nature et ses dispositions, colla- bore au tout […]. Un être, à qui le vice est attaché, se fait connaître pour ce qu’il est; conformé- ment à sa nature, il est poussé vers ce qu’il possède lui-même; et, affranchi du corps, il sera porté par une attraction naturelle, dans la région qui convient à son caractère. Pour l’homme de bien, ce qu’il reçoit, ce qu’il donne, la région où il passe, tout cela est bien différent, mais tous deux y sont tirés par la nature comme avec des ficelles (κ µηρíνθων éλκα²ς τισι φúσεως). Tels sont la mer- veilleuse puissance et l’ordre admirable de l’univers » 3. Le sage, lui aussi, est donc bel et bien une marionnette. Un traité plus tardif, celui Sur le bonheur, dit ainsi qu’il est vain de prétendre que le phi- losophe ne souffre pas dans le taureau de Phalaris 4. Mais Plotin n’a pas écrit de traité sur les lois, ni sur la meilleure forme de gouvernement, son éthique est dominée par le principe du Théétète selon lequel il faut fuir d’ici-bas et se rendre semblable au divin. 462 Jérôme Laurent 2. EPICTÈTE, Entretiens, livre III, chap. 12, « De l’exercice », trad. J. Souilhé. 3. PLOTIN, traité 28 (IV, 4), 45, 2-3 et 21-27, trad. E. Bréhier. La reprise de l’image plato- nicienne des marionnettes dans le cadre d’une pensée providentialiste avait déjà eu lieu dans le traité pseudo-aristotélicien, De Mundo: « Dieu n’a nullement besoin de moyens artificiels ni d’une assistance extérieure […]. Ce qu’il y a de plus caractéristique dans la divinité, c’est qu’elle a facile, par un simple mouvement, de produire les formes les plus diverses, tout de même que les ingénieurs qui, par une simple détente de la machine, produisent une grande variété d’opé- rations. C’est tout comme chez les montreurs de marionnettes auxquels il suffit d’attirer à soi une seule ficelle pour faire mouvoir ensemble cou, main, épaule, œil, parfois même tous les membres du pantin, selon une cadence bien réglée » (398b, trad. A.-J. Festugière, dans La Révélation d’Hermès Trismégiste, II, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 471-472). 4. Traité 46 (I, 4), 13. © Centre Sèvres | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) © Centre Sèvres | Téléchargé le 11/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 177.32.76.233) Il y a fort à parier, en revanche, que dans le cadre d’un dialogue politi- que, même si l’on peut parler, plus justement, à propos des Lois, d’un dia- logue « théologico-politique », l’image de l’homme marionnette a une autre fonction que de nous apprendre simplement qu’il faut accepter le destin et se considérer comme un acteur sur la scène du monde. Platon ne parle pas explicitement du théâtre du monde et il soutient, tout au contraire, dans le mythe d’Er, que la responsabilité revient à celui qui a choisi, bref que l’homme est libre de son destin. L’image du pantin tiré par les ficelles invi- sibles du plaisir, de la peine et de la loi rationnelle se situe dans une réflexion sur la maîtrise de soi. Platon présente les choses ainsi: « L’Athénien. — Eh bien, ne nous faut-il pas admettre que chacun de nous, lui-même, est un? Clinias. — Oui. L’Athénien. — Et, d’autre part, que, en lui-même, il possède deux conseillers (συµβοúλω), opposés l’un à l’autre et tous deux déraisonnables (φρονε), que nous appelons « plaisir » et « peine »? Clinias. — C’est exact. L’Athénien. — Et puis encore que, en plus de ces deux conseillers, il possède des opinions (δóξας) relatives aux événements futurs, auxquelles appartient en commun le nom d’« attente » (λπíς) et, d’autre part, un nom spécial, celui de « crainte » (φóβος) pour l’attente qui précède la peine, [644d] celui de « confiance » (θáρρος) pour l’attente qui précède le contraire de la peine? A tous ces états s’ajoute un « raisonnement (λογισµòς) » sur ce qui vaut mieux ou ce qui est le pire, et, quand ce calcul est devenu une maxime collective de la cité (δογµà πóλεως κοινòν), il a pris alors le nom de « loi ». Clinias. — J’ai quelque peine à te suivre! Dis cependant ce qui y fait suite et en est une conséquence. Mégille. — Une impression identique à celle-là existe aussi pour moi! L’Athénien. — Alors, représentons-nous (διανοηθòµεν) cela en pensée de la façon suivante. Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée par les dieux (θαÂµα µèν καστον Óµòν τòν ζüων θε²ον) soit que la composition en ait été pour eux un objet d’amusement, ou qu’ils y aient mis un certain sérieux; car c’est une chose en vérité dont nous ne connaissons rien! [644 e] Mais ce uploads/Litterature/ fil-d-x27-or-et-fils-de-fer-sur-l-x27-homme-marionnette-dans-le-livre-i-des-lois-de-platon-644c-645a-jerome-laurent.pdf
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- Publié le Mai 26, 2021
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