Portrait de l'écrivain en métaphysicien : Flaubert lu par Rancière Jacques-Davi
Portrait de l'écrivain en métaphysicien : Flaubert lu par Rancière Jacques-David Ebguy Maître de conférences, Université Nancy 2 Il est fréquent, depuis les années 1960 et la reconfiguration de l'histoire du roman opérée aussi bien par des romanciers, comme les auteurs du Nouveau Roman, que par des théoriciens du roman, comme Roland Barthes ou Gérard Genette, de voir Flaubert situé dans cette histoire comme point de rupture et premier romancier « moderne ». Il l'est moins de le voir rappro- ché de philosophes, et inscrit, pour ainsi dire, dans l'histoire de la philosophie. Sans que telle soit son intention explicite, c'est pourtant cette voie que semble emprunter la lecture que fait Jacques Rancière de l'œuvre de Flaubert, dans ses nombreux textes prenant la littérature pour objet. Aux détours des pages que le philosophe consacre, dans La Parole muette, à Flaubert, apparaissent ainsi les noms de Hegel, bien sûr, de Fichte éga- lement, de Spinoza logiquement ou, surtout, de Schopenhauer. Réciproquement, dans La Chair de mots, lorsqu'il s'agit de donner un exemple de la métaphysique de la littérature qu'articulerait Gilles Deleuze dans le prolongement de Schopenhauer, c'est le nom de Flaubert qui apparaît sous la plume de Rancière[1]. Certes, la place importante et grandissante qu'occupe l'œuvre de Flaubert dans la réflexion de ce dernier sur la littérature tient à ce que l'auteur de Madame Bovary est aux yeux du philosophe l'emblème de la « politique » de la littérature[2], la figure exemplaire de l'écrivain qui introduit, selon des modalités complexes, la question de la démocratie dans la sphère littéraire. Mais c'est aussi comme métaphysicien que Flaubert est envisagé, précisément parce que, plus que tout autre romancier, il « incarnerait » cette métaphysique de la littérature que Rancière s'efforce de décrire et de penser. Tel est le Flaubert qui retient l'attention du penseur : un Flaubert qui, selon une formule à la fois frappante et équivoque, « sait ce qu'il fait, philosophiquement parlant »[3] et qui fait ce que les philosophes pensent. C'est aux caractéristiques de ce Flaubert « philosophe » qui nous voudrions essentiellement nous intéresser, en examinant précisément les liens que, selon Rancière, il entretient avec tel ou tel auteur : rapports de contestation, de sympathie, de conver- gence, d'illustration... On sera sensible à ce que Rancière n'articule pas toujours clairement, et notamment à la nécessité de distinguer la philosophie de l'écriture et de l'art qui informerait la pratique de Flaubert, la philosophie que thématiserait ses romans et leurs intrigues et, la philosophie, ou plutôt la métaphysique, la vision du monde, qui se dégagerait de ses œuvres. Il s'agira donc, plus généralement, de considérer en quel sens Flaubert est philosophe ou métaphysicien dans ses romans. Réflexion qui obligera à interroger les liens que la lecture de Rancière établit entre des constructions philosophiques et une pratique esthétique, dont nous voudrions toujours garder à l'esprit la consistance et la spécificité. Que fait donc Flaubert lorsqu'il compose un roman ? La philosophie est-elle la plus à même de nommer ce faire ? LA LITTÉRATURE, ENCORE (FLAUBERT CONTRE HEGEL) La pratique flaubertienne du roman est d'abord pensée par Rancière en réponse à un problème esthétique plus large, celui de la possibilité même de l'Art au XIXe siècle. Les termes mêmes de la problématisation adoptée le prouvent : le cadre d'analyse et d'interrogation choisi renvoie d'emblée à la philosophie de Hegel, et plus précisément à son esthétique. C'est en effet dans L'Esthétique de Hegel, dont Rancière expose les principales lignes dans un chapitre de La Parole muette, qu'est posée la question du devenir de l'Art, en tant qu'il s'est voulu porteur d'une certaine vérité ou d'une forme de spiritualité. Sans entrer ici dans les détails d'une construction philosophique complexe et qui touche à l'ensemble du champ esthétique, rappelons schématiquement que Hegel oppose le classicisme, fondé sur l'union de la nature et de la culture et exprimant, sans volonté d'art, l'ethos d'un groupe, au romantisme et à sa poésie, « poésie de la séparation qui se pose comme activité particulière face à un monde prosaïque qui lui est hostile. » [4] L'artiste moderne a affaire à un monde « dédivinisé », « dépoétisé », et use d'un langage coupé du monde. Dès lors se pose la question : y a-t-il encore possibilité de faire œuvre, de spiritualiser la matière ? Si pour les Romantiques allemands, la forme romanesque, effort pour unifier prose et poésie, pour concilier l'Esprit et le Monde[5], semble rendre possible la perpétuation de la Littérature, la réponse hégélienne est tout autre. Vaine est en effet la tentative de « repoétiser » le monde moderne et bourgeois : le roman ne peut être rien d'autre que la célébration de la médiocrité, l'évocation répétitive de l'opposition entre des sujets idéalistes et poétiques et le monde prosaïque de la famille, de la loi et de l'argent. Que le Sujet écrivant prenne ses distances par rapport à l'univers représenté, qu'il manifeste sa souveraineté, et l'œuvre n'est plus que dérision et fantaisie sans poids et sans objet (c'est ainsi que Hegel décrit par exemple les textes du poète Jean-Paul)[6]. L'art était un langage accordé à une pensée et à un monde, il n'est plus qu'un langage vain et creux car indifférent au représenté. Ainsi, « sous sa forme objectiviste, le poème romanesque se perd dans la prose du monde bourgeois. Dans sa version subjectiviste, il ramène l'œuvre à la seule exhibition du signe mort de l'art, à la signature de l'artiste »[7]. En fait, le « volontarisme » de l'artiste moderne, soucieux de marquer l'œuvre de son empreinte, de susciter une poésie dont est dépourvu le monde, ne peut lui permettre de retrouver le Beau que produisait sans intention de le produire, sans volonté artistique, le créateur antique ou classique, en accord avec un monde d'emblée spiritualisé. D'où le diagnostic de Hegel, annonçant la mort de l'art, définitivement chose du passé, et son remplacement par la philosophie, seule forme apte à dire l'Esprit. À cette historicisation qui est aussi une conceptualisation, Rancière oppose la position même de Flaubert, témoignant de la possibilité de la pratique artistique et plus encore de sa nécessité. Mais si la confrontation est possible, c'est précisément parce que Flaubert semble avoir pensé sa pratique dans les termes mêmes de Hegel, à l'intérieur de la problématique qu'il a définie. C'est bien le diagnostic hégélien qu'on entend par exemple dans cette phrase de sa correspondance : « Le temps est passé du beau »[8]. Chez le romancier comme chez Hegel, l'art et son travail de spiritualisation ne vont plus de soi. Ce qui importe ici à Rancière sont cependant moins les lectures de Flaubert, ses sources et références avouées[9], que la manière dont sa théorie et sa pratique de l'écriture peuvent résonner ou consonner avec un système philosophique constitué par ailleurs. C'est donc un Flaubert penseur de l'art, réfléchissant sur la littérature qui nous est d'abord présenté, comme si sa théorie et sa pratique, que Rancière ne sépare pas[10], ressortaient en droit à la philosophie esthétique. Allant plus loin, l'auteur de La Parole muette insiste sur l'idée que la pensée-pratique du style de Flaubert est une manière de dépasser ce qu'il nomme le « dilemme hégélien »[11] - comment faire volontairement une poésie équivalente à la poésie non voulue du passé ? C'est qu'en effet le fameux « livre sur rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » évoqué dans la lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852[12], est conçu comme l'équivalent du poème épique antique. Le travail sur le style produit en effet à la fois une œuvre entièrement voulue, aussi pleine que les œuvres classiques, et une œuvre non-voulue, qui résulte de la combi- naison libre de mots et de sonorités. Indifférent au sujet, au représenté, le style, qui ne fait plus qu'un avec la pensée, peut arracher à la prose l'Idée qui en est apparemment disjointe[13]. Résultat d'un travail, d'une construction, le roman en prose, tel que le pense et réalise Flaubert, parvient à donner « consistance au tout »[14], comme le faisaient les œuvres classiques. En d'autres termes, Flaubert fait être la possibilité de la littérature et de son langage, à la fois indifférent à son objet et porteur d'une différence spécifique, d'une poéticité propre. Le romancier répond ainsi à une historicisation[15] conceptuelle de l'art par une conception nouvelle du style qui unit les contraires, les termes contradictoires que la pensée dialectique de Hegel avait séparés. Tel que le lit Rancière, il apparaît à la fois en dialogue avec la philosophie, puisqu'il problématise sa pratique de l'écriture et la possibilité de la Littérature, et antiphilosophe, puisqu'il témoigne de la survie de l'Esprit hors de la philosophie et échappe de la sorte à l'esthétique hégélienne, à sa dialectique et à sa téléologie. UN ROMANCIER IMPERSONNEL (FLAUBERT CONTRE FICHTE) On aurait pu attendre que la valorisation du style s'accompagne - ce fut le discours d'un certain romantisme - d'une glorification du Sujet écrivant, et, plus profondément, d'une conception de l'œuvre comme affirmation uploads/Litterature/ flaubert-philosophie 1 .pdf
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- Publié le Aoû 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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