L'écriture de soi Michel Foucault « L'écriture de soi », Corps écrit, no 5 : L'
L'écriture de soi Michel Foucault « L'écriture de soi », Corps écrit, no 5 : L'Autoportrait, février 1983, pp. 3-23. Dits Ecrits tome IV texte n°329 La « série d'études » dont parle M. Foucault avait été initialement conçue comme une introduction à L'Usage des plaisirs sous le titre Le Souci de soi. Ce titre ayant été conservé pour une nouvelle distribution des éléments de L'Usage des plaisirs, une série d'études plus générales sur la gouvernementalité avait été alors programmée aux éditions du Seuil sous le titre Le Gouvernement de soi et des autres. Ces pages font partie d'une série d'études sur « les arts de soi-même », c'est-à-dire sur l'esthétique de l'existence et le gouvernement de soi et des autres dans la culture gréco-romaine, aux deux premiers siècles de l'empire. La Vita Antonii d'Athanase présente la notation écrite des actions et des pensées comme un élément indispensable de la vie ascétique : « Voici une chose à observer pour s'assurer de ne pas pécher. Remarquons et écrivons, chacun, les actions et les mouvements de notre âme, comme pour nous les faire mutuellement connaître et soyons sûrs que par honte d'être connus nous cesserons de pécher et d'avoir au coeur rien de pervers. Qui donc lorsqu'il pèche consent à être vu, et lorsqu'il a péché ne préfère mentir pour cacher sa faute ? On ne forniquerait pas devant témoins. De même, écrivant nos pensées comme si nous devions nous les communiquer mutuellement, nous nous garderons mieux des pensées impures par honte de les avoir connues. Que l'écriture remplace les regards des compagnons d'ascèse : rougissant d'écrire autant que d'être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise. Nous disciplinant de la sorte, nous pouvons réduire le corps en servitude et déjouer les ruses de l'ennemi 1. » L'écriture de soi-même apparaît ici clairement dans sa relation de complémentarité avec l'anachorèse : elle pallie les dangers de la solitude ; elle donne ce qu'on a fait ou pensé à un regard possible ; le fait de s'obliger à écrire joue le rôle d'un compagnon, en suscitant le respect humain et la honte ; on peut donc poser une première analogie : ce que les autres sont à l'ascète dans une communauté, le carnet de notes le sera au solitaire. Mais, simultanément, une seconde analogie est posée, qui se réfère à la pratique de l'ascèse comme travail non seulement sur les actes, mais plus précisément sur la pensée : la contrainte que la présence d'autrui exerce dans l'ordre de la conduite, l'écriture l'exercera dans l'ordre des mouvements intérieurs de l'âme ; en ce sens, elle a un rôle tout proche de cet aveu au directeur dont Cassien dira, dans la ligne de la spiritualité évagrienne, qu'il doit révéler, sans exception, tous les mouvements de l'âme (omnes cogitationes). :Enfin, l'écriture des mouvements intérieurs apparaît aussi selon le texte d'Athanase comme une arme dans le combat spirituel : alors que le démon est une puissance qui trompe et qui fait qu'on se trompe sur soi-même (toute une grande moitié de la Vita Antonii est consacrée à ces ruses), l'écriture constitue une épreuve et comme une pierre de touche : en portant au jour les mouvements de la pensée, elle dissipe l'ombre intérieure où se nouent les trames de l'ennemi. Ce texte -l'un des plus anciens que la littérature chrétienne nous ait laissés sur ce sujet de l'écriture spirituelle - est loin d'épuiser toutes les significations et formes que celle-ci prendra plus tard. 1. Saint Athanase, Vita Antonii (Vie et Conduite de notre Saint-Père Antoine, écrite et adressée aux moines habitant en pays étranger, par notre Saint-Père Athanase, évêque d'Alexandrie), trad. B. Lavaud, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Foi vivante », no 240, rééd. 1989, 3e partie, § 55 : « Conseils spirituels du solitaire à ses visiteurs », pp. 69-70. Mais on peut en retenir plusieurs traits qui permettent d'analyser rétrospectivement le rôle de l'écriture dans la culture philosophique de soi juste avant le christianisme : son lien étroit avec le compagnonnage, son point d'application aux mouvements de la pensée, son rôle d'épreuve de vérité. Ces divers éléments se trouvent déjà chez Sénèque, Plutarque, Marc Aurèle, mais avec des valeurs extrêmement différentes et selon de tout autres procédures. * Aucune technique, aucune habileté professionnelle ne peut s'acquérir sans exercice ; on ne peut non plus apprendre l'art de vivre, la technê tou biou, sans une askêsis qu'il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi : c'était là l'un des principes traditionnels auxquels depuis longtemps les pythagoriciens, les socratiques, les cyniques avaient donné une grande importance. Il semble bien que, parmi toutes les formes prises par cet entraînement (et qui comportait abstinences, mémorisations, examens de conscience, méditations, silence et écoute de l'autre), l'écriture -le fait d'écrire pour soi et pour autrui - se soit mise à jouer assez tard un rôle considérable. En tout cas, les textes de l'époque impériale qui se rapportent aux pratiques de soi font une large part à l'écriture. Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi 1. Et Épictète, qui pourtant n'a donné qu'un enseignement oral, insiste à plusieurs reprises sur le rôle de l'écriture comme exercice personnel : on doit « méditer » (meletan), écrire (graphein), s'entraîner (gumnazein) ; « puisse la mort me saisir en train de penser, d'écrire, de lire cela 2 ». Ou encore : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition [prokheiron] ; mets-les par écrit, fais-en la lecture ; qu'elles soient l'objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre [...] s'il t'arrive quelqu'un de ces événements qu'on appelle indésirables, tu trouveras aussitôt un soulagement dans cette pensée que ce n'est pas inattendu 3. » Dans ces textes d'Épictète, l'écriture apparaît régulièrement associée à la « méditation », à cet exercice de la pensée sur elle-même qui réactive ce qu'elle sait, se rend présents un principe, une règle ou un exemple, réfléchit sur eux, se les assimile, et se prépare ainsi à affronter le réel. 1. Sénèque, Lettres à Lucilius (trad. H. Noblot), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1957, t. III, livre XI, lettre 84, § 1, p. 121. 2. Épictète, Entretiens (Trad. J. Souilhé), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1963, t. III, livre III, chap. V : À ceux qui quittent l'école pour raisons de santé, § II, p. 23. 3. ibid. op. cit. livre III, chap. XXIV : « Qu'il ne faut pas s'émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous », § 103, p. 109. Mais on voit aussi que l'écriture est associée à l'exercice de pensée de deux façons différentes. L'une prend la forme d'une série « linéaire » ; elle va de la méditation à l'activité d'écriture et de celle-ci au gumnazein, c'est-à-dire à l'entraînement en situation réelle et à l'épreuve : travail de pensée, travail par l'écriture, travail en réalité. L'autre est circulaire : la méditation précède les notes lesquelles permettent la relecture qui à son tour relance la méditation. En tout cas, quel que soit le cycle d'exercice où elle prend place, l'écriture constitue une étape essentielle dans le processus auquel tend toute l'askêsis : à savoir l'élaboration des discours reçus et reconnus comme vrais en principes rationnels d'action. Comme élément de l'entraînement de soi, l'écriture a, pour utiliser une expression qu'on trouve chez Plutarque, une fonction éthopoiétique : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en êthos. Cette écriture éthopoiétique, telle qu'elle apparaît à travers les documents du Ier et du IIe siècle, semble s'être logée à l'extérieur de deux formes déjà connues et utilisées à d'autres fins : les hupomnêmata et la correspondance. LES HUPOMNÊMATA Les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d'aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. On y consignait des citations, des fragments d'ouvrages, des exemples et des actions dont on avait été témoin ou dont on avait lu le récit, des réflexions ou des raisonnements qu'on avait entendus ou qui étaient venus à l'esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation ultérieures. Ils formaient aussi une matière première pour la rédaction de traités plus systématiques, dans lesquels on donnait les arguments et moyens pour lutter contre tel défaut (comme la colère, l'envie, le bavardage, la flatterie) ou pour surmonter telle circonstance difficile (un deuil, un exil, la ruine, la disgrâce). Ainsi, lorsque Fundanus demande des conseils pour lutter contre les agitations de l'âme, Plutarque, à ce moment-là, n'a guère le temps de composer un traité en bonne et due forme ; il va donc lui envoyer sans apprêt les hupomnêmata qu'il avait rédigés lui-même sur le thème de la tranquillité de l'âme : c'est du moins ainsi qu'il présente le texte du Peri euthumias 1. 1. Plutarque, uploads/Litterature/ foucault-l-x27-ecriture-de-soi.pdf
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- Publié le Nov 19, 2022
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