"Ce n'est pas seulement une forêt que ie voudrais voir, c'est Fontainebleau...

"Ce n'est pas seulement une forêt que ie voudrais voir, c'est Fontainebleau... Un endroit unique, vivant, personna- lité qui ne se retrouve à nul autre endroit du monde, faite de l'âge de ses rues, de leur ouverfure sur la forêt, des traits des collines, de la figure de la plaine, cette chose unique qu'est un lieu, individualité symbolisée par son nom qui n'est en effet à allclln alltre : Fontainebleall, nom doux et doré comme Llne grappe de raisin soulevée. Ce lietr auquel je pense tant, que je désire tant voir, existe... , Marcel Pnousr, Jean Santeuil. "L'arbre pollsse lentement. Il donnera de I'ombre à mes petits-enfants. " Virgile, Georgiques. Au commencement, la silhouette altière d'un homme d'âge dans la clané d'un après-midi de juin. Il va, cheveux blancs en bataille, dans la lande jaunie, non loin de la route nationale 6, invisible. On entend les voitures qui défilent en trombe, mais la distance adoucit leur miaule- ment continu. La voix est alerte, chantournêe à la manière parigote des personnages de Francis Carco : "Fut un temps où le bletr perruquier ét^it la règle, pas de controverses à son usage. Aujourd'hui, il est obsolète. On le dit trop foncé dans le mouchetage des sous-bois, alors j'achète du bleu pervenche. Les temps changent...' Dans une fine caissette de bois blanc en équilibre entre taille et avant-bras comme on porte un fagot, un veffe à confirure rempli de peinture bleue à I'huile. Celle du supermarché, .gn" laque dont on peint les port€s". Un autre flacon, maffon, 'poLrr souligner les balises sur les rochers. D'un seul trait, elles se détachent mieux,. Un pinceau dans une fiole de white-spirit, cofiIlne une paille dans un soda : .Numéro 6! Impératif." Paul Vayssières file vers le rideau d'arbres là-bas, légè- rement voûté, gracile dans la parka vert olive qui flotte autour de lui. Il longe une rangée de hauts ffits dans les 11 cées triomphalement cle retour:l la maison. La gloire cle M. Paul. Les ombres noires de deux corbeaux claquent clans un envol et glissent snr le vert pâle cles chênaies. Le sentier serpente en cent clétours, se replie, épouse les pentes, dévale une comble, s'enfonce clans les fougères, puis il remonte et contourne, on ne sait trop pollrquoi, le tronc verrnoulu cl'un hêtre vieux colrrme I'antique. Quelques frênes clans les fentes cles rocs de grès, une poignée cle pins rabougris à la manière japonaise se haussent sur les mousses qui nappent les amoncellements grisouilles. .Auparavant, je taillais les buissons sur les côtés clu sen- tier, maintenant je les laisse... Ça ernbête les VTT. Ce n'est pas plus rnal de maintenir les chernins étroits..., Quand mon guide clécouvrit-il Fontainebleau ? Il ne s'en sotrvient plus, il se rappelle seulernent qu'il était venu là pour le seul plaisir de cheminer au hasarcl, sans autre but. "La fée d'ici a je ne sais combien cle visages", notait Michelet au cléclin de sa vie, à propos cle .cette contrée étrange, sornbre, fantastique et stérile. Ce lieu est fort et bien des gens y sont restés pris et englués. Ils sont venus pour un mois et sont restés jusqu'à la mort r,. La forêt a pris M. Paul, elle l'a garclé au-cledans d'elle. .Il n'y a rien à découvrir, à reconnaître, sinon cles petits riens qui ne font plaisir qu'à vous., La forêt lui est nécessaire, comme on respire. Chaque jour, clonc, il retrouve sa place, s'invite dans cette palette de sensations et d'évé- nements infimes, s'enivre de parfums sllrs, cle la putré- faction des feuilles à la vesprée, des teintes mauves d'un tapis de bruyère, ou encore du choc maniaque d'un pic- vert martelant l'écorce d'un tronc mal en point, Puis Paul t. jr.tt.r Uicltelet, Ittttpcltrction à l'insecte, 1857. 1.4 L5 Vayssières trace ses propres signes. Un doigt cle peinture bleue, cle-ci, de-là. "Il faut refaire les balises tous les cinq ans. Celle-ci, sur ce rocher, elle est parfaite, n'est-ce pas... Guère plus longue que I'inclex. Je I'ai un peu carnouflée pour qu'elle ne gâche pas le regard. Autrefois, nous autres baliseurs utilisions un pochoir de tôle, on I'appelait le cochonnet, pour que les marques aient toutes la même courbe, mais depuis tout ce temps passé, je n'en ai plus besoin. Je l'ai dans la tête ce tracé, je pourrais peindre sans déborder, paupières baissées. Les balises doivent être à la bonne place, à bonne hauteuq quand le prome- neur sent naître en lui I'angoisse de se perdre. Mais point trop n'en faut. Le sentier se mérite, se laisse deviner. Vous voyez? On ne peLlt pas s'égarer. Du bon travail. La diffi- culté, c'est que le baliseur doit penser aussi au prome- neur qui marche à I'inverse, dans I'autre sens. C'est tout un art. " Il se penche : .Tiens, de la bourdaine... Chez un antiquaire, j'ai trouvé un livret, Sois soldat Du temps oùr les fantassins apprenaient plus facilement I'art de la gllerre que les tables de multiplication et les équations. L'auteur, un officier du génie, expliquait coûrment fabri- quer de la poudre à fusil avec la plante mélangée d'un peu de soufre. Mais la bourdaine, c'est bon pour la constipation aussi., Le décor change. Un océan de bruyère lèche cl'énormes mégalithes coiffés de mousse. Au-dessus d'eux, des pins, hauts, tout en bas, leurs racines tortueuses sont lustrées, comme vernies. Elles s'étirent, se haussent en arceaLlx, affranchies de la terre. La cime des arbres est ras- semblée en jaillissement de parasols. Le rire s'ernpare de vous au jeu des incessants détours du sentier, les espoirs cl'orientation sont vains. Il ne reste que la confiance en mon balisellr et les traces, imprévisibles divagations de peinture bleue. C'est à l'âge de laretraite, dans les années soixante-dix, que M. Paul, dessinateur industriel, rejoignit les Amis de la forêt, la doyenne des associations de Fontainebleau. Elle ftrt créée en 1,907 sur I'initiative des artistes peintres Charles Moreau-Vauthier et Charnay, quasi aveugle. Dans le pays, on dit que le premier avait une idée par jour, il créa un musée forestier dans une salle de la mairie de Marlotte. M. Paul, donc, voulait consacrer un peu de son temps à la forêt, il décida alors de devenir compagnon baliseur. .Nous n'étions que deux à l'époque. Un certain M. Lan- glois, un gars formidable, et moi-même, tel que vous me voyez. Ensemble, nolls avons dégagé chaque fontaine de la forêt. J'ai vu Langlois en slip, avec de I'eau au-dessus des genoux, oll pataugeant dans la source du Touring- Cltrb, sentiet no 2, à I'adret de la gare de Fontainebleau. Mais ce pauvre Langlois est mort... D'autres retraités sont venus. M. Lecomte s'occupe des sentiers L et 2 : ils sont tout proches de sa maison, et comme il ne veut pas prendre son auto pour aller en forêt, c'est épatant poLlr Iui. Moi, je fais duo avec le Dr Deligné, de Bois-le-Roi. Nous formons une bonne équipe, un attelage, si I'on peut dire. Lui prépare le terrain, nettoie les rochers à la brosse de feç élague les branches, coupe les ronces qui gênent la surface des balises, moi je barbouille.' M. Paul chemine d'un pas sûr, l'æil sautant d'une balise l'autre. Ici, la paroi d'une masse de grès, là, un tronc. Tonjours à hauteur d'homme. Il avance à I'instinct. "J'ai connu un baliseur qui peignait des traces larges de cinq doigts alltolrr de I'arbre... Et comme par souci d'éco- nomie ce rnalin allongeait la peinture all siccatif, 1,6 t7 ça dégoulinait. Dégoûtant... Mais c'était voilà long- temps... , La forêt est comme la propriété de mon guide, son chez lui, un verger qu'il faut élag;uer, entretenir, conserver bien en ordre. Dans les sous-bois, les écureuils sont comme des matous qui se prélassent dans un jardinet de buis, de groseilliers, de rosiers qu'il faut tuteurer pour qu'ils fnrctifient. .En 1990, la forêt a souffert d'une grande tempête. Beaucoup d'arbres se sont abattus dans ce coin, désouchés. Nous avons dû scier cent vingt arbres pour dégager le sentier. À la main... Mais on s'est bien amusés, |aime mieux vous le dire." Il trisse dans les fougères, et ie cours dans son sillage, traversant la pénombre des grands hêtres. M. Paul me sai- sit par le bras: "Regardez: un charme! Le cousin du hêtre, si I'on peut dire, mais sa feuille est ronde, duve- tellse, alors que celle du charme est dentelée, toute lisse; vous connaissez le dicton : "Le charme d'Adam est d'être à poil." Voilà un tremble... C'est à I'une de ses grosses branches que Judas, le traître, s'est pendu. Sa feuille est d'un bel ovale, ce qui fait que le moindre souffle de vent déclenche une batterie de jazz." M. Paul .maintient" les parcottrs de sa forêt en lissant ses pinceaux dans un chiffon de térébenthine, trempant les brins de martre dans un peu de bleu et s'appliquant à ravauder les panonceaux décolorés. Il sait distinguer la callune de la bruyère, le chêne rouvre de son cousin pédonculé, le chêne chevelu de son neveu des marais. Il sait tout des écureuils et des papillons, uploads/Litterature/ la-foret-des-passion-de-anne-vallaeys.pdf

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