MIMOLOGIQUES Tel est notre objet. Mais on ne rencontre pas tous les jours d'aus
MIMOLOGIQUES Tel est notre objet. Mais on ne rencontre pas tous les jours d'aussi complaisants interlocuteurs, et pour nous déjà ces trois mimologistes ne sont plus que des héros de récit, ni plus ni moins « réels» que tel per..; sonnage de tel dialogue de Platon - par exemple. De fait, le discours mimologiste se ramène presque entièrement pour nous à un ensemble de textes, un corpus, peut-être faut-il dire un genre, dont le texte fondateur, matrice et programme de toute une . tradition (variantes, lacunes et interpolations comprises), est justement, comme on sait, le Cratyle de Platon : d'où, hommage mérité, le terme aujourd'hui couramment reçu, de cratylisme. Ce synonyme de mimologisme désignera donc lui aussi - avec connotation d'origine, ou pour le moins d'archétype - toute manifestation de la doctrine, et tout énoncé qui la manifeste,· un cratylisme - comme on dit un anglicisme ou un marotisme - est entre autres choses une imitation, en un autre sens: un « à la manière de Cratyle », jusque chez qui ignore l'existence du texte initial, mais à commencer aussi par ce texte même, qui n'est donc, bien sûr, nullement initial: le premier discours de Socrate, parlant « pour» Cratyle, est déjà un pastiche, sinon une parodie. C'est donc ce «formidable dossier 1 » que nous compulserons ici, sans nulle prétention à l'exhaustivité, et, malgré une disposition appro- ximativement diachronique, dans un esprit moins historique que typo..; logique, chaque station du parcours figurant moins une étape qu'un état - une variante, une espèce du genre. Ce parti pris de méthode n'empêchera pas, sans doute, certains moments d'imposer le poids d'irréversibilité qui est la marque, allons-y d'une majuscule, de l'His- toire : même s'il se révèle (après coup) que le thème contenait virtuel- lement toutes les variations, celles-ci ne peuvent apparemment se pré- senter dans n'importe quel ordre. Mais (donc) n'anticipons pas - au contraire. Ou, pour le dire plus vite et encore parodiquement : un jour, l'idée m'est venue de recenser la postérité du Cratyle,· j'avais d'abord regardé ce texte comme aussi unique que le phénix des rhéteurs; mais il n'y a pas de texte unique : à force de fréquenter celui-ci, j'ai cru reconnaître sa voix, ou du moins son écho, dans d'autres textes de diverses époques; j'en évoque ici quelques-uns, dans l'ordre chronologique, et sans abuser du commentaire, ni des exemples apocryphes. 1. Claudel, Œuvres en prose, Pléiade, p. 96. L'éponymie du nom On connaît le problème du Cratyle : placé entre deux adversaires, dont l'un (Hermogène) tient pour la thèse dite conventionaliste (thései) selon laquelle les noms résultent simplement d'un accord et d'une convention (sunthèkè kai hom%gia) entre les hommes, et l'autre (Cratyle) pour la thèse dite naturaliste (phusei), selon laquelle chaque objet a reçu une « dénomination juste» qui lui revient selon une convenance naturelle, Socrate semble d'abord soutenir le second contre le premier, puis le premier contre le second : position contra- dictoire ou à tout le moins ambiguë, que la tradition classique réduit volontiers en négligeant le retournement final et en portant tout le dialogue au crédit de son personnage éponyme; et la plupart des commentateurs modernes, plus pressés de l'interpréter en termes de polémique « philosophique », en postulant au contraire que la pre- mière partie est à peine plus qu'une plaisanterie 1, où Socrate cari- caturerait la thèse naturaliste en la poussant à l'extrême, et que la véritable signification du Cratyle est à chercher dans la seconde, qui à travers le disciple naïf viserait son maître Héraclite et sa philosophie mobiliste. Sans prendre parti sur ce supposé fond des choses, j'aimerais simplement lire ce dialogue - c'est-à-dire en fait ce double mono- logue de Socrate - sur le terrain où il se situe explicitement : celui du langage 2, et en considérant a priori toutes ses parties comme égale- ment sérieuses, d'un sérieux qui n'exclut évidemment ni le sophisme ni le jeu. Peut-être apparaîtra-t-il alors que les deux attitudes succes- sives de Socrate ne sont pas contradictoires, mais complémentaires, et que leur confrontation dégage une position originale, qui ne se confond ni avec celle de Cratyle ni avec celle d'Hermogène : position 1. Voir en particulier l'introduction de l'édition Méridier, Paris, Les Belles ~ttres, 1961. Le principal argument de cette thèse est la façon manifestement lI'onique dont Socrate invoque l'inspiration du devin-charlatan Euthyphron. 2. Rappelons que le sous-titre est: De la justesse des noms (péri onomatôn orthotètos) • Il MIMOLOGIQUES complexe, mais rigoureuse et cohérente, qui serait spécifiquement celle de Socrate. Et de Platon, sans doute, du moins à l'époque où il écrivit ce dialogue 1. Le premier mouvement de la démarche - le plus rapide et le plus brutal- consiste à écarter, au moins provisoirement la thèse conven- tionaliste: ~our cela, Socrate amène Hermogène, de façon quelque peu sophIstIque, à gauchir sa position jusqu'à la rendre proprement insoutenable 2. La position initiale d'Hermogène, rappelons-le, définissait la justesse du nom comme n'étant rien d'autre qu'un accord et une convention. Il va de soi que «justesse» ne peut alors signifier adéquation profonde du nom à la chose, mais seulement correspondance artificielle admise et reconnue par tous: « car la nature n'assigne aucun nom en propre à aucun objet: c'est affaire d'usage et de coutume (nomô kai éthei) 3 ». Il va également de soi que la « convention » invoquée ne peut être qu'un consensus social, ou à tout le moins inter-individuel. Soucieux par-dessus tout de montrer que, dans sa thèse comme dans celle de Cr~tyle" tous l~s noms sont justes - « A mon avis, le nom qu'on aSSIgne ~ un objet est le nom juste» -, en ce sens, pour lui, que toute conventIOn en vaut une autre, Hermogène recourt à un exemple à double tranchant : celui du nom donné par le maître à son esclave. Il n'est pas indifférent qu'il s'agisse là d'un nom propre, comme déjà l'attaque du dialogue portait sur la « justesse» des noms de Cratyle, de Socrate et d'Hermogène : nous reviendrons à ce point capital. «~ous .changeons le nom de nos serviteurs, sans que le nom substitué SOIt mOIns exact que le précédent» : cet exemple pourrait fonctionner comme celui d'une forme élémentaire ou minimale de la convention linguistique : ceUe qui unit deux individus. Et le caractère inégal, en l'occu~rence, de leur relation ne doit pas la faire invalider, tout au contraIre : certes, le maître nomme l'esclave « arbitrairement » (c'est bien le mot) et sans le consulter; mais non pas, pour autant, sans son accord: satisfait ou non de cette dénomination l'esclave doit bien à tout le moins la reconnaître pour qu'eUe fonctio~ne c'est- à-dire par exemple qu'il doit venir quand on l'appelle par c~ nom, 1. Selon Méridier, entre l'Euthydème (vers 386) et le Banquet (vers 385). 2. C'est ce que V. Goldschmidt, Essai sur le Cratyle Paris Champion 1940 p. 45, appelle la « réfutation entreptique ». " " 3. 384 d, trad. Méridier. 12 L'ÉPONYMIE DU NOM et s'abstenir quand on en prononce un autre qui peut-être lui agréerait davantage. Il y a là un accord forcé, qui ne suppose aucun assenti- ment profond, mais qui vaut pour une admission ou un consentement. Mais n'est-ce pas le sens exact d'homologia, et la vérité de notre convention linguistique, telle que la subissent réellement les « usagers» d'une langue qu'ils doivent adopter telle qu'elle est, sans avoir été consultés sur sa constitution? La nomination arbitraire de l'esclave est donc bien une juste illustration de la thèse conventionaliste. C'est pourtant grâce à elle que Socrate va enfermer Hermogène dans une impasse. Grâce à elle, c'est-à-dire en exploitant le caractère individuel de la décision du maître, comme si cette décision, si irré- vocable soit-elle, était le seul aspect de la situation : « L'appellation qu'on attribue à chaque objet est le nom de chacun? - C'est mon avis. - Que ce soit un particulier ou la cité qui le donne? - Oui. » Hermogène ne peut dire non, puisque Socrate ne fait apparemment que résumer sa propre argumentation. Socrate pousse donc son avan- tage : « Comment? si j'appel1e, moi, un être quelconque, - par exemple, ce que nous appelons aujourd'hui un homme, si, moi, je le nomme cheval, et ce que nous appelons cheval, si je l'appelle homme, le même être portera-t-il pour tout le monde le nom d'homme, mais pour moi en particulier celui de cheval? Et inversement, le nom d'homme pour moi, mais celui de cheval pour tout le monde? Est-ce là ce que tu veux dire? - C'est mon avis. »Comme on le voit, Socrate a simplement « oublié » dans ce nouvel exemple la nécessité du consensus, et Hermogène a « oublié » de la lui rappeler. Le voilà donc affublé d'une thèse qui n'a plus rien de « conventionaliste », et selon laquelle chacun peut nommer chaque objet comme il lui plaît. Thèse dès lors insoutenable à l'usage, et à quoi Socrate n'aura qu'à opposer la sienne pour obtenir l'acquiescement d 'Hermogène, ou du moins son uploads/Litterature/ genette-eponymie-du-nom.pdf
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- Publié le Nov 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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