Giorgo Agamben ­ Le cinéma de Guy Debord Giorgo Agamben. Le cinéma de Guy Debor

Giorgo Agamben ­ Le cinéma de Guy Debord Giorgo Agamben. Le cinéma de Guy Debord. 1995. Reprinted In: Agamben, Giorgio, Marco Dell'Omodarme et al (Translation). Image et Mémoire. Hoëbeke. Paris, Arts & Esthetique, No. 14, pages 65­76, 1998. French. Translations: Giorgio Agamben. Le cinéma de Guy Debord. 1995. Reprinted In: Agamben, Giorgio, Marco Dell'Omodarme et al (Translation). Image et Mémoire. Hoëbeke. Paris, Arts & Esthetique, No. 14, pages 65­76, 1998. French. Giorgio Agamben. Difference and Repetition : On Guy Debord’s Films. In: Tom McDonough ed. Guy Debord and the Situationist International. MIT Press, Cambridge, Mass. 2002. English. Ce texte est la transcription ­ revue par Agamben ­ d'une conférence prononcée dans le cadre d'un séminaire consacré à Guy Debord, accompagné d'une rétrospective de ses films, lors de la 6ème Semaine internationale de video à Saint­Gervais, Genève, en novembre 1995. Texte intégral, éditions Hoëbeke,1998, collection Arts & esthétique, (pp. 65 à 76), publié avec trois autres articles, dans un recueil intitulé : AGAMBEN, Image et mémoire. Mon propos est de définir ici certains aspects de la poétique ou plutôt de la technique compositionnelle de Guy Debord dans le domaine du cinéma. Je fais exprès d'éviter la formule "œuvre cinématographique", car il a lui­même exclu qu'on puisse s'en servir à son sujet. "A considérer l'histoire de ma vie, a­t­il écrit dans In girum imus nocte et consumimur igni [1978], je ne pouvais pas faire ce que l'on appelle une œuvre cinématographique." D'ailleurs je crois non seulement que le concept d'œuvre n'est pas utile dans le cas de Debord, mais je me demande surtout si aujourd'hui, chaque fois qu'on veut analyser ce qu'on appelle une œuvre, qu'elle soit littéraire, cinématographique ou autre, il ne faudrait pas mettre en question son statut même. Au lieu d'interroger l'œuvre en tant que telle, je pense qu'il faut se demander quelle relation il y a entre ce qu'on pouvait faire et ce qui a été fait. Une fois, comme j'étais tenté (et je le suis encore) de le considérer comme un philosophe, Debord m'a dit : "Je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège." Il a vu son temps comme une guerre incessante où sa vie entière était engagée dans une stratégie. C'est pourquoi je pense qu'il faut se demander quel est le sens du cinéma dans cette stratégie. Pourquoi le cinéma et non pas, par exemple, la poésie, comme cela a été le cas pour Isou, qui avait été si important pour les situationnistes, ou pourquoi pas la peinture, comme pour un autre de ses amis, Asger Jorn ? Je crois que cela tient au lien étroit qu'il y a entre le cinéma et l'histoire. D'où vient ce lien, et de quelle histoire s'agit­il ? Cela tient à la fonction spécifique de l'image et à son caractère éminemment historique. Il ne faut ici préciser quelques détails importants. L'homme est le seul être qui s'intéresse aux images en tant que telles. Les animaux s'intéressent beaucoup aux images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. On peut montrer à un poisson l'image d'une femelle, et il va éjecter son sperme, ou montrer à un oiseau l'image d'un autre oiseau pour le piéger, il en sera dupe. Mais quand l'animal se rend compte qu'il s'agit d'une image, il s'en désintéresse totalement. Or l'homme est un animal qui s'intéresse aux images une fois qu'il les a reconnues en tant que telles. C'est pour cela qu'il s'intéresse à la peinture et va au cinéma. Une définition de l'homme de notre point de vue spécifique pourrait être que l'homme est l'animal qui va au cinéma. Il s'intéresse aux images une fois qu'il a reconnu que ce ne sont pas des êtres véritables. L'autre point est que, comme l'a montré Gilles Deleuze, l'image dans le cinéma (et pas seuIement dans le cinéma, mais en général dans les Temps modernes) n'est plus quelque chose d'immobile, n'est plus un archétype, c'est­à­dire quelque chose hors de l'histoire : c'est une coupe elle­même mobile, une image­mouvement, chargée en tant que telle d'une tension dynamique. C'est cette charge dynamique qu'on voit très bien dans les photos de Marey et de Muybridge qui sont à l'origine du cinéma, des images chargées de mouvement. C'est une charge de ce genre que Benjamin voyait dans ce qu'il appelait une image dialectique, qui était pour lui l'élément même de l'expérience historique. L'expérience historique se fait par l'image, et les images sont elles­mêmes chargées d'histoire. On pourrait considérer notre rapport à la peinture sous cet aspect : ce ne sont pas des images immobiles, mais plutôt des photogrammes chargés de mouvement qui proviennent d'un film qui nous manque. Il faudrait les rendre à ce film (vous aurez reconnu le projet d'Aby Warburg). Mais de quelle histoire s'agit­il ? Il faut préciser là qu'il ne s'agit pas d'une histoire chronologique, mais à proprement parler d'une histoire messianique. L'histoire messianique se définit avant tout par deux caractères. C'est une histoire du Salut, il faut sauver quelque chose. Et c'est une histoire dernière, c'est une histoire eschatologique, où quelque chose doit être accompli, jugé, doit se passer ici, mais dans un autre temps, doit donc se soustraire à la chronologie, sans sortir dans un ailleurs. C'est la raison pour laquelle l'histoire messianique est incalculable. Dans la tradition juive, il y a toute une ironie du calcul, les rabbins faisaient des calculs très compliqués pour prévoir le jour de l'arrivée du Messie, mais ils ne cessaient de répéter que c'étaient des calculs interdits, car l'arrivée du Messie est incalculable. Mais en même temps chaque moment historique est celui de son arrivée, le Messie est toujours déjà arrivé, il est toujours déjà là. Chaque moment, chaque image est chargée d'histoire, parce qu'elle est la petite porte par laquelle le Messie entre. C'est cette situation messianique du cinéma que Debord partage avec le Godard des Histoire(s) du cinéma. Malgré leur ancienne rivalité ­ Debord avait dit en 68 de Godard qu'il était le plus con des Suisses prochinois ­, Godard a retrouvé le même paradigme que Debord avait été le premier à tracer. Quel est ce paradigme, quelle est cette technique de composition ? Serge Daney, à propos des Histoire(s) de Godard, a expliqué que c'est le montage : "Le cinéma cherchait une chose, le montage, et c'est de cette chose que l'homme du XXe siècle avait terriblement besoin." C'est ce que montre Godard dans les Histoire(s) du cinéma. Le caractère le plus propre du cinéma est le montage. Mais qu'est­ce que le montage, ou plutôt, quelles sont les conditions de possibilité du montage ? En philosophie, depuis Kant on appelle les conditions de possibilité de quelque chose les transcendantaux. Quels sont donc les transcendantaux du montage ? Il y a deux conditions transcendantales du montage, la répétition et l'arrêt. Cela, Debord ne l'a pas inventé, mais il l'a fait sortir à la lumière, il a exhibé ces transcendantaux en tant que tels. Et Godard fera de même dans ses Histoire(s). On n'a plus besoin de tourner ; on ne fera que répéter et arrêter. C'est là une nouvelle forme épochale par rapport à l'histoire du cinéma. Ce phénomène m'a beaucoup frappé à Locarno en 1995. La technique compositionnelle n'a pas changé, c'est toujours le montage, mais maintenant le montage passe au premier plan, et on le montre en tant que tel. C'est pour cela qu'on peut considérer que le cinéma entre dans une zone d'indifférence où tous les genres tendent à coïncider ; le documentaire et la narration, la réalité et la fiction. On fait du cinéma à partir des images du cinéma. Mais revenons aux conditions de possibilité du cinéma, la répétition et l'arrêt. Qu'est­ce qu'une répétition ? Il y a dans la Modernité quatre grands penseurs de la répétition : Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger et Gilles Deleuze. Tous les quatre nous ont montré que la répétition n'est pas le retour de l'identique, le même en tant que tel qui revient. La force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu'elle apporte, c'est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une chose, c'est la rendre à nouveau possible. C'est là que réside la proximité entre la répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l'enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. C'est le sens de cette expérience théologique que Benjamin voyait dans la mémoire, lorsqu'il disait que le souvenir fait de l'inaccompli un accompli, et de l'accompli un inaccompli. La mémoire est pour ainsi dire l'organe de modalisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel. Or si on y réfléchit, c'est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait­il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? On peut définir le déjà vu comme le fait de "percevoir quelque chose de présent comme si cela uploads/Litterature/ giorgo-agamben-le-cinema-de-guy-debord.pdf

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