116 ■SUJET ET CENTRES D’INTÉRÊT Textes romanesques [Le meurtre de Tchen] 21 MAR

116 ■SUJET ET CENTRES D’INTÉRÊT Textes romanesques [Le meurtre de Tchen] 21 MARS 192Z Minuit et demi. Expliquer une première page de roman présente toujours un notable avantage : on n'a pas à préciser les données nécessaires à la compréhension de l’extrait, puisque le début du livre a justement pour objet de nous plonger dans ce contexte. C’est le cas ici. Le lecteur ne connait donc que le titre du livre : La Condition humaine Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité päle, coupé par les barreaux de la fenétre dont l’un rayait le lit juste au- dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent ä la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, lä-bas, dans le monde des hommes. . .). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendit — car, s’il se défendait, il appellerait. Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui jusqu'à la nausée, non le combattant qu’i) attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis : sous son sacrifice ä la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer... » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. 11 les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n'eùt pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il làcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eùt dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était toujours à lui d’agir. André MaJraux, La Condition humaine (1933) 0 Éditions GALLIMARD (on admettra qu’il n’est pas déjà averti par les critiques du contenu du livre). Sa première surprise, c’est de voir dès l’abord ce titre illustré par le récit. . . d’un meurtre. Surprise voulue par l’auteur pour l’entrainer dans un certain « suspense » : le meurtre va-t-il avoir lieu ? C’est sans doute une technique éprouvée du genre narratif pour plonger le public dans l'action d’un livre ou d’un film. . . Mais ce n’est pas ici un simple artifice. On comprendra au fil du roman que la « condition humaine », c’est d’abord le destin de l’homme confronté aux diverses formes de la mort : la mort naturelle, la mort donnée aux autres (le meurtre), la mort qu'on se donne à soi-méme (le suicide), et pour finir l’exécution capitale. Ainsi, dès l’ouverture du récit, ce face-à-face d’un homme avec le meurtre (politique) qu’il va commettre nous fait entrer dans la thématique centrale de l’œuvre. Ce début en pleine action est aussi — nécessairement — une scène d’exposition. L’auteur doit nous situer dans l'espace et dans le temps, nous préciser les enjeux, ébaucher le portrait d’un personnage crédible, etc. La technique de la narration réaliste — l’art de nous intriguer, de nous informer et de nous « faire croire » — méritera donc une « étude indispen- sable, comme nous avons dù le faire en étudiant la première page du roman de Supervielle. Ces aspects dominants — le style de cette narration et la psychologie du personnage en train d’agir —, pourraient faire l’objet d’une explication linéaire, au fil du texte. Mais le passage est long : il est plus commode de procéder au balayage successif de ces deux centres d’intérêt. Par ailleurs, on peut se demander si ces deux études, en saisissant bien le réalisme apparent du texte, suffisent à rendre compte de son étrange atmosphère : atmosphère chargée d’angoisse d’un acte meurtrier dont la dimension symbolique dépasse la simple exécution d’un assassinat banal. D’où ces trois axes de lecture : I. La narration : une première page en action 2. Le personnage de Tchen 3. L’atmosphère et le symbolisme de l’acte André Malraux B UNE PREhgIÈRE PAGE« EN ACTION» Les indications de femps et de lieu 117 118 Textes romanesqucs Tchen est donnée comme le fruit de son introspection (« il cannaissait sa propre fermeté •, « Tchen découvrait en lui »). « 21 nears 1927. Minuit et demi. » Fixer avec precision la date et l’heure d’un fait ou d’un acte, c’est déjä lui donner la dimension d’un événement, c’est lui conférer une importance capitale. Le minutage accompagne et prepare l’angoisse devant ce qui est imminent. Le lecteur est plongé dans l’attente d’un moment décisif. On dit couramment d’ailleurs : « Minuit, l’heure du crime. » L'écriture ä l’imparfait et an passé simple est traditionnelle. Cependant, la longueur du texte est révélatrice : il y a une difference sensible entre la durée du récit (le temps de lire cette page) et le bref moment que dure l’action (moins d’une minute : le temps d’entendre des coups de klaxons, de saisir le poignard et de le lever). II s’ensuit une impression de ralenti qui intensifie l’attente, ce que confirment les notations explicites : « le temps n’existait plus ›, • c’était toujours à fur d’agir ». Le lieu nous est signifié indirectement. Le prénom du heros nous renvoie ä l’Asie ; la mousseline (une moustiquaire) nous indique un pays chaud ; le building et les voitures signalent une ville européanisée. À ces indications générales sur l’endroit où se situe l’histoire s’ajoutent des notations plus précises concernant le lieu où se déroule l’action, ce lieu romanesque qui s’oppose au « monde des hommes » : c’est la chambre de la future victime, le rectangle de lumière sur le tas de mousseline où dort de la chair d’homme, la nuit partout « écrasée d’angaisse ». Le contraste entre le clair et l’obscur, le réalisme sensoriel (les details sont centres d’une part sur le lit, avec le pied, et d’autre part à la fin du texte sur les mains et les armes du tueur), contribuent aussi ă mettre en relief l’acte potentiel de Tchen et sa difficulté à le réaliser. Autant d’indications spatio-temporelles qui ont pour double effet de nous informer et de nous intriguer. Lo localisation interne Le narrateur n’apparait pas en tant que tel. La focalisation interne a été choisie pour que l’on se situe à còté du personnage ou en lui : on « voit » tout par Tchen. Ainsi, les deux premières questions que pose le texte nous introduisent directement dans le problème technique que doit résoudre Tchen (c’est lui qui s’interroge, et le narrateur s’interroge avec lui, faisant comme s’il n’en savait pas plus). Les sensations éprouvées (l’angoisse qui remue les entrailles de Tchen, le rasoir qui s’imprime dans ses doigts) sont enregistrées « de l’intérieur ». ì1 en est de méme pour la meditation continue de Tchen, qu’elle soit rapportée en style indirect (« if re répétait que ») ou direct (« Assassiner n’est pas tuer. .. »). Même l’analyse des sentiments de L’effet de cette focalisation est bien sùr de favoriser notre identification au personnage, dont nous partageons — qu'on le veuille ou non — l'angoisse viscérale (cf. Clef n° 14 sur l'identification romanesque). L’oction proprement dite : obstacles et progression Nous retrouvons dans cette page les traits classiques du schéma narratif (cf. Clef n° I l ) : Le héros. II a sa mission, son acte-à-faire, an service des dieux de la révolution qui l’y destinent. • La situation initiale. Elle est ici déjä donnée comme un état d’équilibre rompu, puisque l'acte est commence. À noter que les questions du début du récit, au conditionnel (qui a la valeur d’un futur dans le passé) ne nous intriguent pas seulement sur l’avenir proche (Tchen va-t-il réussir '), mais aussi sur ce qui précède son acte : qui l’envoie ? qui est la victime ? pourquoi doit-il frapper ? • Une fois embrayée, cette action potentielle uploads/Litterature/ tchen.pdf

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