Georges C. Anawati Gnose et philosophie In: Cahiers de civilisation médiévale.

Georges C. Anawati Gnose et philosophie In: Cahiers de civilisation médiévale. 6e année (n°22), Avril-juin 1963. pp. 159-173. Citer ce document / Cite this document : Anawati Georges C. Gnose et philosophie. In: Cahiers de civilisation médiévale. 6e année (n°22), Avril-juin 1963. pp. 159-173. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1963_num_6_22_1269 MÉLANGES Gnose et philosophie A propos du Récit de Hayy ibn Yaqzân de A. -M. Goichon1 II y aura bientôt trente ans que Mlle A. -M. Goichon publiait, eu 1933, son premier ouvrage sur Avicenne. Il s'agissait d'une traduction, accompagnée de notes, de YÉpître des définitions2. Cette « Introduction à Avicenne » comme elle l'intitulait, laissait prévoir d'autres études plus importantes. Mlle Goichon entendait en effet consacrer dorénavant le meilleur de son temps à l'étude du célèbre philosophe. Effectivement, quelques années plus tard, en 1937, elle publiait sa thèse de doctorat, La distinction de l'essence et de l'existence d'après Ibn Sinâ (Avicenne), ouvrage de plus de 500 pages dans lequel elle essayait de présenter une synthèse de la philosophie avicennienne en la centrant sur la célèbre distinction. Kn se basant sur les textes majeurs imprimés de ce philosophe (Shifâ', Najât, Ishârât et certains opuscules), elle marquait la place de cette distinction dans l'ensemble de la philosophie d'Avicenne. L'être, l'essence, le possible et le nécessaire, la puissance et l'acte, la doctrine du flux créateur, le mode de l'émanation, le problème de l'individuation par la matière, la structure de la connaissance, les attributs de l'Être nécessaire, autant de thèmes qu'elle analysait avec soin par rapport à ce qu'elle estimait être le principe fondamental de la Weltanschauung avicennienne. Enfin elle ne manquait pas, au cours de son exposé, quand l'occasion se présentait, d'établir une comparaison entre les positions d'Avicenne et celle de saint Thomas d'Aquin ou d'autres scolastiques médiévaux. L'intérêt que présentait Avicenne de ce point de vue se justifiait par le fait qu'une bonne partie du Shifa', en particulier la Métaphysique et le De anima, avait été connue, dans sa version latine, par le « docteur angélique », et abondamment utilisée par lui. Cette étude approfondie de la doctrine avicennienne permit à Mlle Goichon d'établir un Lexique de la langue philosophique d'Ibn Sinà (Avicenne)3, où près de 800 mots étaient soigneusement définis et traduits avec, à l'appui, mention de près de 2.500 exemples pris dans l'ensemble de l'œuvre du philosophe musulman. Un index donnait également les correspondants latins médiévaux de ces termes. Travail considérable, indispensable pour la connaissance de la philosophie arabe, et qui comblait une lacune souvent déplorée par les arabisants s 'intéressant à la lexicographie, comme Freytag et Dozy. Cet intérêt porté à Avicenne s'inscrivait d'ailleurs dans la ligne des études médiévales qui connaissaient une véritable renaissance grâce aux travaux de Mgr Grabmann, des r.p. Mandonnet et Chenu, et surtout de M. Gilson. Ce dernier, en particulier, dans des articles parus dans les « Archives d'histoire littéraire et doctrinale du moyen âge » et devenus, depuis, classiques (Pourquoi saint Thomas a critiqué saint Augustin, Avicenne et le point de départ de Duns Scot)*, attira l'attention, avec insistance, sur l'importance des philo sophes arabes pour une saine connaissance de la scolastique latine5. Lui-même encourageait de jeunes chercheurs à s'engager dans cette voie (cf. les thèses de Saliba et de Madkour) et il eut même, un moment, la tentation de se mettre à l'étude de l'arabe. 1. A.-M. Goichon, Le Récit de Hayy ibn Yaqzân commenté par des textes d'Avicenne, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, 250 pp. 2. Id., Introduction à Avicenne. ' Son « Épître'des définitions », trad. av. notes, préface de Miguel Asin Palacios, Paris, 1933, 218 pp. (« Bibl. franc, de philos. »). 3. Id:, Lexique..., Paris, 1938, 496 pp. I/auteur fit suivre ce Lexique d'un Supplément sur les Vocabulaires comparés d'Aristote et d'Ibn Sinâ, Paris, 1939, xvi-50 pp. 4. É. Gilson, dans « Arch. d'hist. litt. et doctr. moy. âge », t. I, 1926, p. 6-127 ! II. 1927, p. 89-149. 5. Cf. en particulier Gilson, L'étude des philosophes arabes et son rôle dans l'interprétation de la scolastique, dans « Proceed. VIth Internat. Congr. of Philos. », 1927, p. 592-596. 159 GEORGES C. ANAWATI Ce « revival » avicennien ne devait pas se limiter à l'Occident. Les enthousiasmes sont facilement conta gieux : l'Orient, pris d'une sainte émulation, s'aperçut qu'après tout Avicenne lui appartenait, et qu'il convenait de célébrer dignement cet illustre personnage. Un fait assez rare servit ce travail de glorification : Ibn Sinâ avait le privilège d'être réclamé, avec ardeur, comme un bien propre, par les principaux pays du Proche-Orient : les Turcs, les Arabes et les Persans. Les Turcs ouvrirent le feu en 1937 en célébrant le neuvième centenaire de sa mort et publièrent un gros volume contenant les études préparées pour cette occasion, qu'ils intitulèrent : Bilyiik Tiirk filozof ve tib iistadi Ibni Sina, ce qui veut dire : « au grand philosophe et médecin turc Ibn Sinà ». Puis ce fut le tour des Arabes et des Persans de le célébrer avec éclat. Les premiers tinrent leur congrès à Baghdad en mars 1952, les seconds à Téhéran en 1954. Entre temps, Mlle Goichon, loin de la bourdonnante agitation des congrès, poursuivait patiemment, à Paris, ses travaux sur Avicenne. En 1951 paraissait chez Vrin la traduction d'une des dernières œuvres d'Avicenne, le Kitâb al-Ishârât wa l-tanbïhât {Livre des Directives et des Remarques) où l'auteur expose, dans les trois derniers chapitres, ses idées sur la vie mystique et décrit les étapes de l'itinéraire de l'âme vers Dieu. L'ouvrage était précédé d'une longue introduction où, en particulier, Mlle Goichon prenait position au sujet de la « philosophie orientale » d'Avicenne. De très nombreuses notes illustrant le texte d'Avicenne, des comparaisons avec les doctrines des philosophes grecs, surtout d'Aristote, font de l'ouvrage un instrument de travail indispensable pour les spécialistes de la philosophie arabe. Au Congrès Avicenne de Baghdad, organisé par la Direction culturelle de la Ligue arabe, Mlle Goichon nous envoya une communication — qui parut dans les Actes — sur « la nouveauté de la logique d'Avicenne », où elle faisait ressortir la tendance du philosophe, dans la seconde partie de sa vie, à accorder plus de place à l'induction. Enfin, en avril 1954, eurent lieu à Téhéran les fêtes du millénaire d'Avicenne. Cette fois-ci Mlle Goichon voulut bien accepter l'invitation officielle du gouvernement iranien qui tenait à honorer publiquement celle qui avait, pendant de si longues années, contribué à faire connaître la pensée du grand philosophe musulman. Elle y fit une communication sur « Un chapitre de l'influence d'Ibn Sinâ en Occident » où elle étudia l'influence d'Avicenne sur le De ente et essentia de saint Thomas. Détail curieux, sans nous être concertés, nous avions choisi des sujets semblables puisque je traitais personnellement des rapports de saint Thomas et d'Avicenne. Si je me suis permis d'esquisser rapidement cette introduction historique à l'ouvrage de Mlle Goichon que je veux présenter aux lecteurs, c'est qu'il ne prend tout son sens que si on le situe dans cette perspective. Tout en étant, en effet, le fruit mûr d'une longue fréquentation d'Avicenne, il se présente aussi comme une réponse courtoise mais ferme à une nouvelle interprétation de celui-ci. En effet, au congrès de Téhéran, les participants eurent l'agréable surprise de recevoir deux volumes de M. Henry Corbin intitulés : Avicenne et le Récit visionnaire, t. I : Étude sur le cycle des récits avicenniens ; t. II : Le Récit de Hayy ibn Yaqzân, texte arabe, version et commentaire en persan attribués à Juzjani, traduction française, notes et gloses. M. Corbin, qui prenait part lui-même au congrès, expliqua dans une « note préliminaire » la genèse du livre et dans quel esprit il l'avait écrit : « La rédaction du présent ouvrage », écrit-il, « fut provoquée par une aimable invitation de la Société des Monuments nationaux de l'Iran. A l'occasion de la célébration du millénaire d'Avicenne, dont elle avait assumé le soin, la Société avait prévu tout un programme de publications, et elle voulut bien m'inviter à participer avec mes collègues iraniens à l'élaboration de celles-ci... Notre collaboration fut le signe d'une commune préoccupation de sauvegarder et de mettre en valeur la culture spirituelle de l'Iran. Au fond, exception faite de quelques grands noms bien connus, l'originalité de cette culture est restée secrète, et de nombreux travaux seront encore nécessaires pour qu'elle trouve son expression authentique dans la conscience philosophique moderne, et pour qu'elle assume non seulement le rang auquel son passé lui donne droit, mais aussi la fonction médiatrice attestée par ce passé, et dont l'absence appauvrirait lourdement notre monde... Ce travail, qui a demandé plusieurs années, a été entièrement médité et élaboré en Iran. On n'a pas tant cherché à y faire preuve d'érudition historique, qu'œuvre de pensée, soucieuse d'intéresser philosophes et psychologues au monde des symboles iraniens. » Ainsi, alors que jusqu'ici on ne tenait compte pour traduire et comprendre Avicenne que du déroulement 160 GNOSE ET PHILOSOPHIE intemporel et abstrait de ses thèmes conceptuels, voici que se présentait sous une forme très riche, et au moyen d'une érudition uploads/Litterature/ gnose-et-philosophie 1 .pdf

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