Du MÊME AUTEUR Et qu'advienne le chaos, Attila, 2010 ; Le Tripode, 2014 La Gran

Du MÊME AUTEUR Et qu'advienne le chaos, Attila, 2010 ; Le Tripode, 2014 La Grande Panne, Le Tripode, 2016 L'illustration de couverture et le paresseux ont été réalisés par Simon Roussin. © Éditions Le Tripode, 2021 PARESSE POUR TOUS Hadrien Klent PARESSE POUR TOUS Sur une idée originale d'Alessandra Caretti et Hadrien Klent. LE TRIPODE 10 avril 2022 J Il va être vingt heures. Sur la pendule molle, énorme imitation d'une peinture de Salvador Dali offerte par un béné- vole, devenue le gri-gri de la campagne, la grosse aiguille des minutes s'approche de la verticale. C'est le moment de bascule. Il va être vingt heures : jamais un horaire n'aura signi- fié tant, pour eux. Jamais la règle du temps n'aura été aussi implacable. « Nous ne subirons plus le temps. Nous n'en serons plus les esclaves. Nous ne laisserons plus le travail nous imposer sa loi. Nous ne serons plus des fourmis laborieuses, pressées, empressées, compressées, enfermées dans des rythmes choisis par d'autres! Nous irons à notre rythme, à notre vitesse, à notre lenteur quand nous le souhaiterons, à notre course si nous le voulons! Le temps de notre vie sera notre temps. Uniquement le nôtre!» Dans le jardin, les hamacs sont vides, abandonnés. À l'étage du vieux bâtiment, les anciennes chambres du cou- vent Levat transformées en bureaux sont bourrées à craquer. Tout le monde est là. Tout le monde est là, mais plus personne ne parle : plus du tout. Il y a quelques minutes encore, ils commentaient les derniers chiffres qu'ils recevaient. C'est fi.ni, maintenant. Maintenant c'est seulement l'attente. L'attente de toute cette drôle de troupe qui ne ressemble vraiment pas à une équipe de campagne. 5 Mauvaise troupe. Joyeuse troupe. Troupe variée, colorée, lumineuse. Il n'y a pas une seule cravate, pas un seul tailleur. Il y a un boubou, des jeans rapiécés, une robe kaki, un pull fait maison. Sur les affiches collées sur les murs du couloir, Émilien Long est, évidemment, sans cravate. Une chemise, un sweat, c'est tout. Même pas une veste. « Pourquoi faut-il mettre une cravate? Pourquoi faut-il mettre un tailleur? Pourquoi faut-il être bien coiffée ou bien rasé? Cessons de nous contraindre! Nous pouvons nous habiller, nous coiffer, comme nous le souhaitons car nous ne jouons pas un rôle, nous n'avons pas besoin de nous costumer. Le travail n'est qu'une part de notre vie. Il ne peut pas nous imposer notre tenue. Reprenons le contrôle de notre apparence. De notre vie!» Ils regardent différents médias diffusés sur différents écrans de différentes machines. Suspendus à l'annonce officielle des résultats, à vingt heures pile. Toute la joie, l'hu- mour, l'énergie qui ont accompagné cette campagne, tout semble frigorifié. Glacé. Cryogéné. « Cette force commune vous la percevez comme moi : elle dit qu'ensemble nous pouvons bouleverser les règles du jeu politique dans ce pays. Ce qui compte, c'est notre croyance, partagée, en un nouveau monde. Un monde qui peut devenir notre réalité, si nous l'écrivons tous ensemble!» Émilien est seul, dans son petit bureau, tout au bout du couloir. Il termine d'écrire un texte, à la main, sur son cahier, son cahier petit format avec Babar sur la couverture. Mais ce n'est pas un texte qu'il écrit, ce sont deux textes. Deux textes, deux options encore possibles. Deux textes qui disent le contraire l'un de l'autre - il a voulu se plier à l'exercice, 6 refuser toute certitude tant que les résultats ne seront pas confi.rmés. Attendre jusqu'au bout. « Je ne suis pas fait pour cela. Je ne suis pas un homme politique. Mais qui est fait pour cela? Si être candidat c'est se transformer en machine de guerre, si c'est savoir faire mar- cher un rouleau compresseur, alors quelle place peut-il y avoir pour une pensée autre de ce qu'est la politique? De ce qu'elle doit être? Mais j'ai décidé de continuer. De continuer sans être un warrior, sans être un winner, sans être u·n killer, sans être un start-upper. Simplement pour porter ce projet. » Dans son bureau, il est, maintenant, en train d'écrire deux textes qui disent le contraire l'un de l'autre, mais qui sont tous les deux tout aussi graves, sérieux, posés : je me félicite de cette qualification pour le second tour ou alors je prends acte de ces résultats évidemment décevants. Bien loin de l'énergie furieuse et glorieuse de son dernier meeting, jeudi dernier. « Nous voulons changer le monde! Nous pouvons changer le monde! Car! nous! sommes! le! monde!» t milien pose son stylo, lève les yeux vers l'écran qui diffuse France 2. Ce sont les toutes dernières secondes avant les résultats. À l'antenne, le chroniqueur politique Philippe Martin, qui, depuis deux ans, n'intervient plus à la télévision qu'en duplex depuis son jardin du Maine-et-Loire, fi.nit de résumer les grands enjeux de ce premier tour, les différentes hypothèses envisageables. Il évoque les cinq candidats en position d'être au second tour, parmi lesquels Émilien Long, et la profonde remise en question du système que ce dernier propose. Comme chaque fois, Émilien écoute quelqu'un parler de lui, de son programme, comme si ça ne le concernait pas vraiment. Comme s'il était question de quelqu'un d'autre. 7 « Ce n'est plus moi qui suis candidat, c'est nous tous, nous qui croyons que cette révolution démocratique peut l'empor- ter, qui sommes candidats. Nous sommes candidats ensemble, je ne suis que votre porte-parole, celui qui porte la parole qui réclame un monde réellement, radicalement, nouveau! Un monde serein, reposé! Un monde de cultures! Un monde solidaire! Un monde partagé! Un monde équilibré! Un monde! Un monde juste! Juste un monde! Notre monde!» Sur France 2, le présentateur reprend la parole : - Merci, Philippe, pour votre analyse, nous vous retrouve- rons tout à l'heure au cours de la soirée. Il ne reste maintenant que vingt-trois secondes avant vingt heures, vingt-trois secondes avant que nous vous donnions notre estimation, avant que soit révélé le choix des Français, dans cette cam- pagne si particulière qui aura rebattu toutes les cartes, cette campagne qui aura mis sur le devant de la scène beaucoup d'outsiders, mais aussi et surtout deux conceptions antago- nistes de la société ... Ces deux modèles de société seront-ils représentés ce soir? La France va-t-elle être face à un choix entre une société du travail, de la production, de l'énergie, et une société du temps libre, du partage, de la décroissance? En bas, dans la cour, les hamacs, comme poussés par la tension de tous ceux qui sont installés à l'étage, dans les bureaux, semblent se balancer lentement. Frémir. - Il est maintenant vingt heures. Les deux candidats en tête de l'élection présidentielle de 2022 sont ... C'est le moment de bascule. C'est le moment où tout va changer. Paresse pour tous? Ou pour lui, rien que pour 8 lui? S'il n'est pas au second tour, il sait que, demain, il sera, seul, dans son hamac, le tout premier de tous les hamacs de cette campagne, celui de la minuscule terrasse de son caba- non, à Sormiou. Là où, il y a un peu plus de deux ans, tout a commencé. Il y a sept cent quarante-six jours. Il faisait chaud à Marseille. 9 25 mars 2020 J-746 Il fait chaud à Marseille. Anormalement chaud, pour une fm mars. Émilien est en tee-shirt. Installé dans le hamac de la terrasse de son cabanon, face à la Méditerranée. Se balancer, ça aide à réfléchir, non? Ça aide à prendre des décisions. Il a pris une décision. Il pivote à l'intérieur du hamac, sort les jambes, se balance encore quelques secondes. Cela fait dix jours qu'il s'est installé dans la calanque de Sormiou. Dix jours que le confinement s'est imposé à la France - dix jours qu'un mail de Johanna Serpette, la direc- trice de son labo du CNRS, ESCV, « Économie, statistiques, cadre de vie», a demandé à tous les membres de l'équipe de rester travailler chez eux. On continue la recherche, mais à la maison. Habituellement, la maison d'Émilien Long, c'est un appartement anonyme dans une petite rue au-dessus de l'église des Réformés, en plein cœur de Marseille, avec une petite chambre pour lui, une grande chambre pour les jumeaux qui sont là la moitié du temps, et un vaste bureau. Appartement qu'il a cherché, et trouvé, vite, en revenant des États-Unis, quand il avait été décidé avec Christine, son ex- femme, de venir s'installer à Marseille, la ville de son enfance, devenue la ville de sa vie de père célibataire. Émilien sort du hamac. Dès qu'il a été question d'un confinement, comme en 10 Chine quelques semaines plus tôt, comme en Italie la semaine précédente, Émilien a pris la décision de venir à Sormiou. Il a chargé sa vieille bagnole de livres, de vivres. Un cubi de vin rouge ; des pâtes, des conserves. Des pommes ; des poires. Du papier ; du papier-toilette. Et le voilà dans cette calanque au sud de Marseille, un des endroits habités les plus sauvages de France, une zone de quasi-non-droit uploads/Litterature/ hadrien-klent-paresse-pour-tous.pdf

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