Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Haïku et zen chez le moine R

Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Haïku et zen chez le moine Ryōkan Tout ça pour une grenouille… Furu ike ya Kawazu tobikomu Mizu no oto Le vieil étang Une grenouille y plonge Bruit de l’eau Ce haïku est sans doute le plus célèbre de l’histoire du genre, né au Japon entre le seizième et le dix-septième siècle. Un genre très codifié qui s’est répandu dans le monde entier durant le vingtième siècle au point de devenir un phénomène de mode : l’actuel président du Conseil européen, Herman van Rompuy, le pratique régulièrement. Des associations lui sont dédiées, comme l’AFH, des sites lui sont consacrés, des revues, des concours, il se pratique dans toutes les langues : anglais, bulgare, espagnol, italien, néerlandais, comme dans ce texte tiré d’un petit recueil publié à Curaçao : De leguaan zoont op een Noordkust rots, een schot ! … de zee rimpelt blauw. Que l’on pourrait traduire par : L’iguane au soleil Sur un rocher – coup de feu ! La mer toujours bleue… Dans cet exposé, je présenterai brièvement le genre haïku (son origine, ses caractéristiques : la métrique, le kireji, le kigo). Je prendrai quelques exemples chez les classiques : Bashō, Buson et Issa. Puis je montrerai les liens de ce genre avec l’esprit du bouddhisme zen (le satori, l’ainséité, le monisme, l’effacement de l’ego, le koan). Enfin, j’illustrerai les relations entre haïku et zen par l’exemple de Ryōkan, moine zen et haïjin réputé. La métrique du haïku Le haïku est souvent présenté comme un tercet de dix-sept syllabes en tout. C’est ainsi, par exemple, que Maxence Fermine le définit à la première page de son magnifique petit roman, Neige : Yuko Akita avait deux passions. Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Le haïku. Et la neige. Le haïku est un genre littéraire japonais. Il s’agit d’un court poème composé de trois vers et de dix-sept syllabes. Pas une de plus. En fait, au point de départ, c’est un seul vers, ou verset de dix-sept syllabes ou plutôt dix- sept mores (grossièrement, une more est une sonorité simple, presque assimilable à une syllabe ; pourtant, une syllabe peut être constituée de plusieurs mores…), calligraphié en une seule ligne verticale, de haut en bas, sans blancs, au moyen de signes qui peuvent être selon les cas des kanji (les idéogrammes chinois) ou des kana (les signes du système « syllabique » japonais, chaque kana traduisant une more). Mais ce verset, qui doit pouvoir être prononcé en une seule expiration, est coupé en trois mesures de 5/7/5 syllabes, si bien qu’aujourd’hui, étant donné également que l’écriture occidentale est horizontale, on imprime généralement le haïku en trois lignes pour visualiser la triple mesure : 5/7/5. Son origine Historiquement, ces dix-sept syllabes constituent la première partie d’un ensemble de trente et une syllabes que l’on appelait le haïkaï renga. C’est une sorte de jeu de société où un poète fournit un premier verset, de dix-sept syllabes, qu’un autre complète par un verset de quatorze syllabes (deux fois sept). Ce genre existe encore sous le nom de tanka. Lorsqu’il était pratiqué de façon ludique, on a constaté que le premier verset était souvent plus libre, plus spontané. On a donc pris l’habitude de détacher ce verset initial, le hokku, pour obtenir le haïkaï hokku (littéralement, le « premier verset d’un poème libre »), qui, par contraction, devint le haïku. Le genre s’épanouira au dix-septième siècle et Bashō lui donnera ses lettres de noblesse. Le kigo Un autre aspect du haïku japonais classique, c’est le kigo, ou « mot de saison ». Le haïku classique est presque toujours lié à l’une des cinq saisons : printemps, été, automne, hiver, et la cinquième saison, le jour de l’an. Les auteurs font la part belle aux notations de saison, au passage du temps mais aussi au temps qu’il fait. Il existe des centaines, voire des milliers de kigo (ils ont été codifiés et font l’objet de recueils), soit directs (le nom de la saison), soit indirects (la neige évoque l’hiver, les cerisiers en fleurs sont associés au printemps, la cigale à l’été, le raisin ou le kaki à l’automne). Il existe aussi, dès l’époque classique, des haïkus dépourvus de mot de saison : les muki. Le kireji Le haïku classique comprend aussi un ou plusieurs « mots de coupe » ou kireji, intraduisibles en français, mais qui ont quelque chose de nos interjections « oh ! », « ah ! » Le vieil étang de Bashō, c’est, en japonais, furu ike ya, où le ya constitue le mot de coupe, et certains traduisent : « Oh ! le vieil étang » ou « Le vieil étang, ah ! ». Les kireji expriment l’étonnement, le ravissement presque enfantin du haïkiste (ou haïjin) devant le banal spectacle du monde. Il s’agit, en dix-sept syllabes, de noter un infime événement, voire un non-événement, une perception de l’ordre de l’infra-ordinaire – dirait Georges Perec – ou, selon Roland Barthes, « Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan une sorte d’incident, de pli menu, une craquelure insignifiante sur une grande surface vide, une éraflure légère sur le mur du non-vouloir-saisir ». Le vieil étang Une grenouille y plonge Bruit de l’eau « Le haïku, c’est ce qui fait tilt », dit encore Roland Barthes : Bashō passe à côté de ce vieil étang si connu que plus personne ne le regarde, s’arrête un instant. Deux sens simultanément sont touchés par un fait dérisoire : la vue comme l’ouïe signalent qu’une grenouille a plongé. L’ouïe seule pourrait laisser croire à la chute d’un fruit, au jet d’une pierre par un mauvais plaisant, mais la vue complète la perception : c’était une grenouille. Le bruit ferme le texte, l’eau se referme sur le batracien. Et Roland Barthes ajoute : « Le mot (l'hologramme du haïku), comme une pierre dans l'eau, mais pour rien : on ne reste pas à regarder les ondes, on reçoit le bruit (le ploc), c'est tout. » Le haïku classique : les trois maîtres Voici quelques exemples de cet art du regard qui transforme un instant éphémère, isolé de la gangue du temps, en pépite d’éternité : 1. Chez Bashō, le maître du dix-septième siècle : La rosée goutte à goutte Des souillures d’ici-bas Puissé-je me laver. Dussent blanchir mes os Jusques en mon cœur Le vent pénètre mon corps. Le corbeau d’habitude je le hais Mais tout de même... Ce matin sur la neige... Au milieu du champ Et libre de toute chose L’alouette chante. Au parfum des pruniers Le soleil se lève - Sentier de montagne ! Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Pétale après pétale Tombent les roses jaunes - Le bruit du torrent. La fraîcheur - J’en fais ma demeure Et m’assoupis. Ce chemin-ci N’est emprunté par personne Ce soir d’automne. La rosée blanche Sa saveur solitaire Ne l’oublie jamais ! Il est inutile d’ajouter de longs commentaires. Comme diraient les bouddhistes zen : « C’est ça ! » Ou, encore plus simplement : « C’est. » 2. Autres exemples chez Buson, le continuateur de Bashō au dix-huitième siècle : Passé le portail J’ai rencontré un ami Soir d’automne. Grosse neige Village sans cloche La nuit s’approfondit. Automne aux blés moissonnés Le visage triste De cette folle. On voit dans ses yeux Une apparence d’automne Vêtements de chanvre. Les fleurs de thé Encerclent les rochers Encombrent le sentier. Sous son faix de millet Un cheval s’écroule Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Un oiseau chante. Abricotier rose Un oriole se pose Sur la troisième branche. Brise printanière Je marche Le long du chemin de halage Ma maison est loin. Eaux profondes Bruit des faucilles aiguisées Tranchant les roseaux. 3. Troisième grand auteur du haïku classique, Issa, qui ouvre, peut-être plus que ses prédécesseurs, le haïku à la sensibilité (Issa meurt en 1827, l’époque où l’occident s’ouvre au romantisme) : Être là, tout simplement, au milieu de la neige qui tombe. Ne pleurez pas, insectes ! Les étoiles elles aussi sont transitoires. Ce matin, le chant du rossignol mouillé par la pluie. Vent d’automne. L’ombre mouvante des montagnes. Se reflétant dans les yeux d’une libellule, les montagnes. Elle s’évanouit, la rosée n’ayant avec ce monde impur rien à faire ! En ce monde Nous marchons sur le toit de l’enfer Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Et nous regardons les fleurs. Daniel CHARNEUX, Haïku et zen chez le moine Ryōkan Haïku et zen : le satori Tous ces exemples doivent nous amener à parler, non plus de la forme du haïku, mais de son esprit, difficile à comprendre pour les occidentaux et inséparable (même si certains le contestent) de l’esprit du zen, la forme du bouddhisme qui se développe au Japon en parallèle avec la naissance du haïku. Rappelons le haïku de Bashō dont nous sommes partis : Le vieil étang Une grenouille y plonge Bruit de l’eau Première remarque, évidente : ce uploads/Litterature/ haiku-et-zen.pdf

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