1 Éditions de la Sorbonne Les Halles | Jean-Louis Robert, Myriam Tsikounas Le V

1 Éditions de la Sorbonne Les Halles | Jean-Louis Robert, Myriam Tsikounas Le Ventre de Paris d’Émile Zola Philippe Hamon p. 79-91 Texte intégral Le Ventre de Paris, troisième roman de la série des vingt Rougon-Macquart d’Émile Zola, mise en 2 Florent, évadé du bagne de l’île du Diable, en Guyane, où il a été déporté, quoiqu’innocent, comme émeutier du 4 décembre au moment de la prise du pouvoir par Napoléon III, revient incognito à Paris, et trouve refuge dans la boutique de charcuterie tenue par Lisa Macquart aux Halles. Il s’acclimate petit à petit dans chantier en 1869 avec le sous-titre : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, paraît en feuilleton dans le quotidien L’État de janvier à mars 1873. Il paraît en volume en avril, et pour la première fois chez l’éditeur Charpentier, sous la fameuse couverture jaune à laquelle Charpentier et Zola resteront par la suite fidèles, couverture signalétique pour toute l’Europe du « roman de mœurs » à la française, donc d’une certaine « avant-garde » littéraire et romanesque à l’époque, couvertures qui apparaîtront dans plusieurs natures mortes de Van Gogh (grand lecteur de Zola). Cette époque 1869-1873, politiquement agitée (dernière année du Second Empire, guerre et défaite de 1870, Commune, Ordre Moral), est aussi, dans le domaine littéraire, une période exceptionnelle de mise en place et d’expérimentations « modernes » qui ont fait date, et le début de la grande saga naturaliste du jeune Zola (inconnu à l’époque où quasiment, il ne deviendra un écrivain célèbre qu’en 1877 avec le succès de L’Assommoir). Le moment où Zola jette les bases de cette saga, en 1868-1869, coïncide avec l’invention d’un certain « nouveau roman » (L’Éducation Sentimentale de Flaubert, Madame Gervaisais des Goncourt) et d’une certaine « nouvelle poésie » (Le second Parnasse contemporain, Les Chants de Maldoror, Saison en Enfer, Les Amours jaunes de Corbière). Zola, en 1873, a trente-trois ans. Le roman, qui est divisé en six chapitres, peut être ainsi résumé : 3 4 le quartier, trouve un emploi d’inspecteur aux Halles, y ébauche quelques histoires d’amour. Autodidacte et idéaliste, il rêve vaguement, en compagnie de quelques amis et connaissances du quartier, de susciter un soulèvement républicain à Paris. Il est dénoncé par des mouchards, des lettres anonymes, autant que par ses propres maladresses et naïvetés, et finit à l’issue du roman par être arrêté et par retourner au bagne. Le roman, sauf une brève promenade du héros à Nanterre, se passe tout entier dans les pavillons des Halles édifiés par Baltard et dans les rues voisines (Rambuteau, Pirouette, Montorgueil, Mondétour, Montmartre) où habitent tous les personnages. On remarquera, dans cette histoire d’innocent déporté à l’île du Diable, quelque chose de curieusement prémonitoire de l’affaire Dreyfus, où Zola jouera plus tard le rôle que l’on connaît. Mais, à l’époque (fin 1872- début 1873) où Zola conçoit, écrit et publie son roman, roman qui n’était pas prévu dans les premiers plans de la série, établie vers 1868, les plaies de la Commune sont encore vives, condamnations et exécutions de Communards se poursuivent jusqu’en janvier, l’ » ordre moral » est proclamé en mai, la « ventrocratie » (terme utilisé par Denis Poulot dans la « Préface » de son livre Le Sublime, en 1870) est au pouvoir. Le livre, dont l’action est située en 1838-1859, est peut-être une réaction à cette réaction politique et morale de 1872-1873. Sous les dehors d’une description « objective » d’un milieu, il constitue une satire féroce de l’égoïsme boutiquier de la petite bourgeoisie commerçante du centre de Paris. D’où la dernière phrase du roman, en forme d’oxymore vengeur : « Quels gredins que les honnêtes gens ! ». Les historiens trouveront dans ce roman un document irremplaçable sur l’un des quartiers les plus anciens de Paris, quartier entièrement remodelé à la fin du XX e siècle, à partir de 1968 (transfert des halles à Rungis, démolition des pavillons édifiés par Baltard). Ce quartier a déjà retenu particulièrement l’attention des historiens de l’urbanisme et de l’architecture (voir l’ouvrage collectif dirigé au CNRS par André Chastel en 1977) qui ont étudié l’évolution de son parcellaire. Zola, fidèle à la méthode d’investigation naturaliste qu’il ne cessera de promouvoir, a visité, carnet de notes à la main, le quartier et les halles elles-mêmes avant et pendant l’écriture de son roman. Il avait déjà consacré au quartier une chronique journalistique dans Le Figaro, en 1866, et une autre (une description nocturne des Halles) en 1869, dans La Tribune. Ses descriptions des lieux, des commerces, des maisons, de l’activité quotidienne, des nourritures entreposées, sont nombreuses, précises et de première main. Le « détail vrai » est, depuis Balzac, l’élément de base d’un roman de plus en plus « réaliste » dans ses mises en description du réel. On saura, en lisant le roman, le nom de tous les fromages disponibles sur le marché de Paris, le mode de fabrication du boudin, l’horaire de travail d’un inspecteur aux Halles, la forme exacte des pelles à découper les terrines de pâté, la disposition de la devanture d’une charcuterie. Des conformités, des modifications, voire des anachronismes (Florent emprunte des rues en 1858 qui n’ont été percées que plusieurs années après ; il n’y a pas eu de conspiration républicaine dans le quartier en 1858) pourront être pointées entre les notes de Zola, les descriptions du roman, les archives écrites ou iconographiques (estampes, peintures, photographies) à la disposition de l’historien. Historien qui pourra aussi comparer le roman de Zola à d’autres témoignages non romanesques, comme les descriptions des Halles données par Victor Borie dans le Paris-Guide collectif de l’éditeur Lacroix, en 1867, ou celles données par l’ami de Flaubert Maxime du Camp dans son grand ouvrage : Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIX e siècle (1867-1875), deux livres que Zola a lus plume à la main en rédigeant Le Ventre de Paris. Mais le « réel » est divers, et un roman « réaliste » ne se limite pas à énumérer et à décrire les primeurs, les métiers, les boutiques d’un quartier ou les formes des terrines de pâté. S’il y a dans ce roman un « réel » des fromages, des primeurs, des poissons, des lieux, des objets et des activités commerciales, il y a aussi un « réel » du langage (idiolectes techniques, jargons professionnels et argot parisien sont reproduits par Zola), comme il y a aussi un « réel » de la question de l’exil, fait historico- psychologique tout aussi « réel » : Florent, exilé politique, revient dans un Paris bouleversé par Haussmann qu’il ne reconnaît pas, dont il est dépossédé comme Parisien, exil intérieur qui redouble l’exil extérieur (le poème de Baudelaire, Le cygne, dédicacé à l’exilé Hugo, dit exactement la même chose). De même les sociologues et anthropologues, eux, pourront voir dans ce roman l’épure presque exemplaire du schéma universel du bouc émissaire, tel qu’il a été mis en relief par les travaux de René Girard : Florent, figure quasi christique, perturbe par son intrusion le quartier des Halles et le monde des commerçants, tente une assimilation mimétique impossible – il est maigre parmi les gras –, est finalement « digéré », puis expulsé, par le quartier qui retrouve ainsi paix et équilibre (voir l’essai : Zola’s crowds de Naomi Schor, 1978). Les ethnologues verront dans ce roman, entièrement fondé sur l’opposition des gras et des maigres, la présence insistante des rituels, des calendriers, des systèmes de valeurs liés au carême et au carnaval1. Les 5 psychanalystes y liront un beau cas de traumatisme bloquant la sexualité (la femme morte sur les barricades pour Florent) et y verront se déployer tous les fantasmes liés à l’oralité, ainsi que les liaisons retorses de l’obésité à la sexualité (voir les travaux de J. Borie sur la « nausée » de Zola). Les historiens de l’art, enfin, trouveront dans les nombreuses « tirades » du peintre Claude Lantier, futur héros du roman L’Œuvre, ici simple personnage secondaire, des témoignages sur les débats esthétiques du temps (la question de la « modernité » des sujets en peinture, l’impressionnisme, pour lequel Zola se bat depuis 1867), et notamment une louange de l’architecture « moderne » de métal et de verre des pavillons de Baltard, opposée à celle de Saint-Eustache (« Ceci tuera cela », la fameuse formule de Hugo dans Notre- Dame de Paris, est ici reprise par Zola à propos du face à face Saint-Eustache-Halles). Le littéraire, lui, renâcle souvent à ne considérer les œuvres que comme des « documents » à traverser pour accéder, après neutralisation de leurs composantes esthétiques et langagières, à quelques realia historiques, biographiques ou idéologiques. Cette procédure lui paraît méconnaître le statut sémiotique particulier (une communication écrite, différée, codée par des cadrages génériques, et à visée esthétique) de l’objet littéraire. Il a parfois du mal, cependant, à distinguer son approche spécifique de celles de l’historien, de l’anthropologue, du psychanalyste ou de l’ethnologue, et à construire un « objet » uploads/Litterature/ hannon-article 1 .pdf

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