TEXTES ANTIQUES ET LECTEURS/CHERCHEURS D'AUJOURD'HUI UN NOUVEAU TYPE D'ÉDITION
TEXTES ANTIQUES ET LECTEURS/CHERCHEURS D'AUJOURD'HUI UN NOUVEAU TYPE D'ÉDITION ? DEUX EXEMPLES HÉSIODIQUES, LA THÉOGONIE, V. 1-21, ET LES TRAVAUX ET LES JOURS, V. 1-10 1 Guy VOTTÉRO (Université de Lorraine) 0. A partir du dernier quart du 20e s. l'université française a connu une profonde évolution qui s'est traduite par une réorganisation/redistribu- tion des disciplines et des enseignements : certaines filières se sont fortement développées, d'autres fortement affaiblies ; parmi ces dernières, les Lettres Classiques, avec une importante baisse d'effec- tifs étudiants, et des répercussions directes, comme l'impossibilité pour le Ministère de recruter tous les professeurs du secondaire dont il a besoin, alors que le nombre d'élèves demandant à y étudier les langues anciennes ne baisse pas et que l'intérêt pour l'Antiquité ne faiblit pas (cf. le succès des expositions et autres manifestations cultu- relles). Mais d'autres conséquences sont moins connues : ainsi, paral- lèlement aux études classiques traditionnelles (et souvent à leurs dépens) se développent des enseignements dits d'ouverture ou d'huma- nités, dans lesquels les textes antiques sont étudiés uniquement sous forme de traduction. Tant qu'il s'agit d'une simple vulgarisation de l'Antiquité (e.g. trame des mythes, légendes …), cette utilisation de textes traduits ne fait pas difficulté, mais il en va autrement dès qu'on aborde des questions beaucoup plus complexes dans le cadre d'études littéraires, historiques… approfondies : ainsi comment peut-on sérieu- sement étudier l'art poétique d'Homère ou des autres poètes à partir d'une traduction ? Aucune de celles qui sont disponibles actuellement ne permet ce genre d'étude, car elles n'ont pas été faites dans cet esprit. En effet, dans leur très grande majorité, les éditions scientifiques disponibles datent de la première moitié du XXe s. ; elles étaient 1 Je remercie Cl. Brixhe, P. Goukowsky, R. Hodot et M. Bile pour leur relecture et leurs conseils avisés. GUY VOTTÉRO 2 destinées à un public cultivé, qui, jusqu'au milieu des années 60, avait reçu au lycée une formation classique complète, et solide. On y privi- légiait donc l'élégance plutôt que l'exactitude, puisque tout lecteur était censé pouvoir contrôler le texte antique, s'il en avait le désir. Et le public académique était dans le même cas. Actuellement la situation est bien différente, car, s'il existe toujours un public cultivé, celui-ci a profondément évolué : – par la formation reçue : depuis la fin des années 70 l'accent est mis sur les sciences, les langues vivantes, l'économie…, et la place des langues anciennes dans l'enseignement secondaire est de plus en plus contestée (regroupement de sections, horaires difficiles…) – par les préoccupations affichées : une sensibilité moins grande aux charmes de l'art pour l'art, une orientation privilégiée vers les disciplines majoritaires, un souci de l'efficacité ("aller à l'essentiel") – par les moyens technologiques à sa disposition, qui permettent des recherches rapides, mais généralement limitées aux ouvrages anciens pour des raisons de droit d'auteur. D'autre part la société dans laquelle nous vivons a également beaucoup évolué : – le milieu urbain est devenu largement prédominant, et les références à la vie rurale traditionnelle, qui avait peu changé entre l'Antiquité et le milieu du XXe s., ont disparu : ainsi, parmi ce public moderne, qui a vu un paysan labourer son champ avec une charrue tirée par un animal ? Dès lors le taurus arator d'Ovide (Fastes I, 698) ne surprend plus personne, alors que cette évocation d'un taureau tirant une charrue relève par nature de l'emphase poétique ! – d'une manière générale l'invasion technologique que l'on observe actuellement — par ailleurs incontestablement utile pour le chercheur 2 — n'est pas encore bien maîtrisée 3 ; de plus elle revient souvent à priver l'utilisateur de l'expérience concrète. Les éditions majoritairement disponibles actuellement, qui s'adres- saient à un public différent du public actuel, ont donc besoin d'être complétées par des notes techniques et commentaires importants. Je 2 Je pense notamment à tous les ouvrages et œuvres numérisés accessibles en ligne, mais aussi à l'imagerie par satellite qui permet de voir les réalités du terrain (e.g. infra § 1.2.3). 3 Il n'est pas encore évident pour tous que la littérature fait partie d'un ensemble qu'on appelle "civilisation", au même titre que les arts plastiques, la musique…, et qu'elle doit être étudiée en liaison avec les autres éléments de cet ensemble. UN NOUVEAU TYPE D'ÉDITION ? HÉSIODE, THÉOG. 1-21 ET TRAV. 1-10 3 voudrais illustrer mon propos par deux exemples précis empruntés à l'« invocation aux Muses » qui ouvre les deux poèmes d'Hésiode, la Théogonie (v. 1-21) et les Travaux et Jours (v. 1-10). Ces poèmes ont fait l'objet en 1928 d'une édition française par Paul Mazon 4, avec une introduction succincte mais complète, une traduc- tion à la fois sobre et élégante, et des notes abondantes. Mais dans cette édition soignée la place du supposé connu (ou du non-dit) est très importante, et en même temps parfaitement explicable ; en effet Hésiode a joué un rôle fondateur dans l'art poétique grec, il est un précurseur sur bien des points : maître de la poésie didactique, pre- mier mythographe, premier penseur social connu ; il est aussi le premier à livrer des renseignements autobiographiques. Cette orientation nouvelle d'une œuvre poétique a donc réuni l'essentiel des études qui lui sont consacrées ; les autres éléments, comme la langue, la versification…, paraissent banals, imités d'Homère, et n'ont donc fait l'objet d'aucune étude systématique, les données étant toujours présentées en comparaison avec celles de l'Iliade et de l'Odyssée 5. En d'autres termes il est évident que, pour la plupart des commen- tateurs d'Hésiode, le fond prime sur la forme 6. Or l'analyse de ces deux invocations montre que c'est là une vision très réductrice. 4 CUF, Les Belles Lettres ; 18e tirage (Paris, 2014). 5 E.g. l'ouvrage de R. Janko, Homer, Hesiod and the Hymns. Diachronic Development in Epic Diction (Cambridge, 1982). On pourra le vérifier également à partir de la bibliographie indiquée dans l'édition de Ph. Brunet et Marie-Christine Leclerc, ou des différents manuels de métrique grecque disponibles en France ou ailleurs. 6 Cf. la formule de J. Humbert – H. Berguin, Histoire illustrée de la littérature grecque, 58 (Paris, 1947) : "Hésiode doit être considéré moins comme un artiste que comme un penseur". On observe toutefois un réel progrès par rapport aux conceptions hypercritiques du 19e s., telles qu'on peut les trouver résumées dans l'édition de L.-A. Martin, Les petits poèmes grecs, par Orphée, Homère, Hésiode, Pindare… (Paris, 1840) : "Guiet a regardé comme supposés les cent quinze premiers vers de la Théogonie. Heyne pense que le début n'est qu'un assemblage de plusieurs exordes distincts composés par divers chantres. […]. Wolf croit reconnaître dans le commencement du poème la manière des anciens rhapsodes, qui, avant de chanter les poésies des autres, avaient coutume de réciter quelques fragments de leurs propres vers. […] [Il] signale dans ce début, qu'il compare à un hymne, beaucoup de pensées incomplètes ou incohérentes et plusieurs hémistiches empruntés d'Homère.! Toutes ces remarques sont justes : on ne trouve pas d'unité de conception dans l’exorde de la Théogonie ; mais il nous est impossible de spécifier ce qui appartient à Hésiode ou aux rhapsodes" (note au v. 1 de la Théogonie, traduite et commentée par l'abbé A. Bignan). GUY VOTTÉRO 4 1. Hésiode, La Théogonie, v. 1-21 1.1. Texte et traduction UN NOUVEAU TYPE D'ÉDITION ? HÉSIODE, THÉOG. 1-21 ET TRAV. 1-10 5 Le texte n'offre pas de difficulté, il ne présente qu'une seule variante importante 7 : le v. 19 est placé avant le v. 18 dans deux sour- ces, avant le v. 15 dans une autre, enfin il est omis dans une dernière. D'autre part, au v. 6, l'édition anglaise de G.W. Most propose la lecture èhè … èhè … (pour èh‘e), qui a l'intérêt de simplifier la scansion, mais n'est pas obligatoire. La traduction est de qualité, mais plusieurs épithètes divines néces- siteraient une explication, les deux premières pour une question de sens, les deux suivantes pour des raisons stylistiques : — v. 13 glauk§wpin : ce composé fréquent chez Homère a un sens incertain, les traducteurs hésitant entre "aux yeux pers/brillants" et "aux yeux de chouette", selon qu'ils interprètent le premier élément comme le thème de l'adjectif glauk'os (polysémique : "brillant, bleu clair, vert, glauque"), ou celui du substantif gla'ux "chouette" 8 ; l'éty- mologie de chacun de ces éléments est inconnue et leur rapport éven- tuel est incertain, comme d'ailleurs leur lien sémantique 9 ; — v. 16 »elikoßl‘eqaron : ce composé posthomérique est très rare ; il qualifie le plus souvent Aphrodite et on considère généralement qu'il équivaut par synecdoque à »el‘ikwy 10 attesté chez Homère ; mais le sens n'est pas plus clair que dans le cas précédent, pour les mêmes raisons : incertitude de la formation, à partir d'un adjectif 8elix/»eli- k'os, rare et de sens incertain (cf. infra), ou du substantif 8elix "spi- rale" ; les traductions proposées hésitent donc entre "aux yeux vifs", "aux yeux arqués", "aux yeux ronds", "aux yeux qui pétillent", vel sim. Les commentateurs antiques ne sont pas plus assurés uploads/Litterature/ he-siode.pdf
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- Publié le Nov 20, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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