219 HERMÈS 69, 2014 Henri Maldiney (1912-2013) L’existence comme ouvert Ne cher
219 HERMÈS 69, 2014 Henri Maldiney (1912-2013) L’existence comme ouvert Ne cherchez pas son nom dans un dictionnaire usuel, vous ne le trouverez pas ! Henri Maldiney est un homme discret, sans carrière médiatique. Son passage sur terre est déjà exceptionnel – un peu plus de cent ans ! Il est né à Meursault (nom du héros de L’Étranger de Camus), a grandi en Franche-Comté, est en khâgne à Lyon avec Pierre Lachièze-Rey comme professeur, devient normalien rue d’Ulm à Paris en 1933, la même année que Georges Gusdorf, Roger Caillois ou Jacqueline de Romilly, puis obtient l’agrégation de philosophie en 1937. Il est nommé au lycée de Briançon mais la guerre, qui ne tarde pas à tonner, le conduit dans différents Oflags, où il passe plusieurs années de 28 à 33 ans. Il revient de captivité avec un exemplaire de Sein und Zeit et des Ideen et un terrible souvenir de guerre, qu’il relate dans In Media Vita (1988). Ces deux jours, les 5 et 6 juin 1940, restent gravés dans sa mémoire comme une vio- lence muette. Il retourne sur place en 1970 et écrit : « Tient-il à nous ce paysage qui nous tient dans ses plis où se verse sans fin l’étendue successive sous son écriture d’herbe ? Ici l’im- mensité rejoint l’abandonnement et l’étendue des champs n’attend plus personne. Le ciel aborde en eux l’étendue de la terre dans la béance du temps. Eux-mêmes laissés être – ou délaissés ? » Il croit reconnaître la grotte où il était recroque- villé le matin de l’attaque et se souvient : « Il n’y avait rien ni personne à partir de qui, là-bas, délégué de moi-même, je puisse prendre ici la parole qui m’eût nommé à moi. Je n’avais pas de là où habiter mes aîtres, pas de présence opaque à laquelle me heurter comme à l’écran concave d’où j’aurais pu recueillir ma voix ou mon silence. » C’est avec une telle expérience si délicate à circonscrire car inimagi- nable – la guerre – qu’il renaît au monde des vivants et s’en va intégrer l’École des hautes études de Gand, institut supé- rieur de culture française, à la demande de Pierre-Henri Simon. Il a comme étudiant Jacques Schotte (1928-2007) qui lui fait connaître Ludwig Binswanger (1881-1966), Roland Kuhn (1912-2005) et plus tard Leopold Szondi (1893-1986) et Gisela Pankov (1914-1998). Ensuite, il rejoint l’université de Lyon où il effectuera toute sa carrière, en amitié avec Gilles Deleuze (1925-1995), lorsque ce dernier y enseigna, et y deviendra professeur en titre en 1974 après la soutenance d’une thèse sur travaux. Tous les témoignages concordent : Henri Maldiney est avant tout un remarquable enseignant, pas un prof, pas un mandarin ! Un enseignant qui enseigne, c’est-à-dire qui pense, qui élabore, construit, argumente, parle, rédige un enseignement. Cette parole enseignante deviendra par la suite des textes, qu’il regroupera dans des livres, ou des ouvrages. À écouter ces livres, on entend sa voix, son accent, sa rythmique, son souffle, ses ascensions (plutôt que des « envolées », ce qui pour un montagnard de bon niveau ne nous surprend pas), ses questionnements. Il distingue « origine » de « commencement », mais revient toujours aux Grecs. C’est là sa source. Le fleuve de sa pensée emprunte alors divers cheminements qui le conduisent à la phénomé- nologie, mais une phénoménologie inclassable, la sienne. Bien sûr on y retrouve les trois « H » (Hegel, Husserl et Hommages 220 HERMÈS 69, 2014 Heidegger), mais aussi bien d’autres lectures (psychologie, psychanalyse, psychiatrie, anthropologie, etc.), avec une préférence pour la poésie, celle de Francis Ponge et d’André du Bouchet, sur qui il écrira plusieurs essais. Il publie de nombreux articles, à l’écriture exigeante, dans des revues académiques, mais ne sort son premier livre qu’en 1973 à l’âge de 61 ans. Il confie à ses anciens étudiants, devenus des amis : « Je suis un philosophe du pré-paléolithique, d’avant l’écriture ! » (selon le témoignage de Roger Brunot, dans Henri Maldiney : penser plus avant…, 2012). Du reste il rédige au stylo-bille et doit faire taper ses textes à la machine et plus tard, saisir sur ordinateur. Il précise dans Écrire, résister (1991) : « J’écris pour ceux que cet écrit éveillera. À quoi ? À ce pourquoi j’écris. J’écris en tant que témoin de la signifiance de l’Être qui me traverse et m’enve- loppe irruptivement. Cela conduit à un livre. » À le lire et surtout à le relire, car on n’entre pas aussi facilement que cela dans la lecture de ses écrits, le lecteur devient familier d’un ton, d’un phrasé, de termes de son vocabulaire et aussi de formules qu’il reprend régulièrement et on a l’impres- sion d’une écriture amie, d’une continuité de pensée qui exprime bien le fait de penser continuellement. Le lecteur liste sans effort les « thèmes » sur lesquels le philosophe revient régulièrement, comme la question du « rythme », ce qu’« exister » signifie, quel sens révèle une œuvre d’art, ce qu’« habiter » veut dire, qu’est-ce que « l’ouvert », « le sentir », « la folie », le « rien », etc. Il y a incontestablement un lexique spécifique à cet auteur, qu’il enrichit, peaufine, pré- cise d’année en année. Ainsi, par exemple, brandit-il à plu- sieurs reprises la formule de Paul Klee, « Werk ist Weg », qui lui parle et qu’il considère éclairante. Regarder un tableau est une chose, laisser venir à soi l’œuvre en est une autre. Un tableau n’attend pas une explication, une description, une interprétation, il se suffit à lui-même. De même un poème ou une symphonie. Maldiney ne supporte pas cet exercice bien scolaire du commentaire de texte, au contraire ! Cela revient à tuer le poème ! À propos de du Bouchet, il note : « La parole poétique est une parole dans l’être de laquelle il y va de l’être de la parole. Et tout le reste est littérature. » (repris dans L’Art, l’éclair de l’être, 1993). Bernard Rordorf nous éclaire sur la place qu’occupe la poésie (jamais à com- menter, à analyser, à décortiquer, mais à considérer comme un « événement ») dans la parole de Maldiney : « La prose, du latin prorsus, c’est ce qui avance devant soi en ligne droite. À l’inverse, le vers, du latin versus, formé sur le verbe vertere, retourner, rappelle le mouvement de retourner la charrue au bout du sillon. En s’affranchissant de la linéa- rité des signes, la poésie tend ainsi à briser la téléologie qui commande toute phrase et, pour ce faire, elle établit des barrages, des ruptures, des blancs… » (dans Henri Maldiney : penser plus avant…, op. cit.) Si l’œuvre est voie, elle doit indiquer le chemin qui conduit à son être. Parfois, elle réclame beaucoup d’attention, refuse de faire sens au premier coup d’œil, le regardant doit alors s’en imprégner longuement avant d’en saisir la puissance expressive. « Un événement-avènement est son propre advenir, constate-t-il dans Vers quelle phénoménologie de l’art ?. Il consiste dans une déchirure de la trame de l’étant et il apparaît, tel qu’en lui-même, dans le jour de cette déchirure. » (texte repris dans L’Art, l’éclair de l’être, op. cit.) Pour lui, regardant les tableaux de Tal Coat, « l’art n’est pas le mémorial du sentir. Il en est la vérité. […] L’histoire de son art, l’histoire de chacune de ses peintures, tant de fois reprises en même temps que des dizaines d’autres, se joue entre l’innocence de l’étant et le risque de l’être. » (L’Art, l’éclair de l’être, op. cit.) Henri Maldiney traduit l’aphorisme de Paul Klee ainsi : « Une œuvre d’art est incessamment en voie d’elle-même et l’art est cette voie. Il n’est pas à hypostasier hors d’elle. Il est immanent à l’être-œuvre de l’œuvre. » (Ouvrir le rien l’art nu, 2000) Aussi pour lui, « Il n’y a pas de jugement esthétique », car chaque oeuvre d’art est incomparable, elle n’est pas un objet, elle « ex-iste ». Que veut-il dire par là ? Ceci : que « Son existence ne consiste pas à se mettre en vue mais à donner à voir et à être. L’art n’est pas un objet de représentation. Il est une forme de présence. La présence n’a pas de signe. » (Ibid.) Hommages 221 HERMÈS 69, 2014 Ses propos sur l’art (il faudrait mesurer le rôle de sa femme Elsa, artiste), qu’il s’agisse de Cézanne ou de la pein- ture chinoise, sont d’une rare intensité. Maldiney ne se place pas sur le terrain de la « critique », ne cherche aucunement à fonder une « esthétique », son approche est fondamen- talement existentielle. Du reste, le verbe « exister » est fré- quemment convoqué. « Exister, dit Heidegger, c’est se tenir à l’intérieur du hors, avoir sa tenue hors de soi, en avant de soi, dans l’ouverture… Mais quelle ouverture ? Je ne ren- contre l’autre qu’en avant de lui et de moi. Mais où ? Je ne peux rencontrer l’autre – si chacun de nous uploads/Litterature/ henri-maldiney-1912-2013.pdf
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- Publié le Fev 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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