G ALLIMAR D TAHAR BEN JELLOUN LA PUNITION récit de l’Académie Goncourt DU MÊME
G ALLIMAR D TAHAR BEN JELLOUN LA PUNITION récit de l’Académie Goncourt DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard PARTIR, 2006 (Folio no 4525) GIACOMETTI. LA RUE D’UN SEUL suivi de VISITE FANTÔME DE L’ATELIER, 2006 (Folio no 6224) LE DISCOURS DU CHAMEAU suivi de JÉNINE ET AUTRES POÈMES, 2007 (Poésie/Gallimard no 427) SUR MA MÈRE, 2008 (Folio no 4923) AU PAYS, 2009 (Folio no 5145) MARABOUTS, MAROC, 2009 avec des photographies d’Antonio Cores, Beatriz del Rio et des dessins de Claudio Bravo LETTRE À DELACROIX, 2010 (Folio no 5086), précédemment paru en 2005 dans Delacroix au Maroc aux éditions F.M.R. HARROUDA, 2010 BECKETT ET GENET, UN THÉ À TANGER, 2010 JEAN GENET, MENTEUR SUBLIME, 2010 (Folio no 5547) L’ÉTINCELLE. RÉVOLTES DANS LES PAYS ARABES, 2011 PAR LE FEU, 2011 QUE LA BLESSURE SE FERME, 2012 LE BONHEUR CONJUGAL, 2012 (Folio no 5688) LETTRE À MATISSE ET AUTRES ÉCRITS SUR L’ART, 2013 (Folio no 5656) L’ABLATION, 2014 (Folio no 5922) POÈMES, PEINTURES, en coédition avec Il Cigno GG Edizioni, 2015 LE MARIAGE DE PLAISIR, 2016 ROMANS, 2017 (Quarto) J’ESSAIE DE PEINDRE LA LUMIÈRE DU MONDE, en coédition avec l’Institut du monde arabe, avec un entretien de l’auteur par Éric Delpont, 2017 Dans la collection « Écoutez lire » LE MARIAGE DE PLAISIR Suites des œuvres de Tahar Ben Jelloun en fin de volume TAHAR BEN JELLOUN de l’Académie Goncourt LA PUNITION r é c i t G A L L I M A R D Il a été tiré de l’édition originale de cet ouvrage quarante exemplaires sur vélin rivoli des papeteries Arjowiggins numérotés de 1 à 40. © Éditions Gallimard, 2018. En route pour El Hajeb Le 16 juillet 1966 est un de ces matins que ma mère a mis de côté dans un coin de sa mémoire pour, comme elle dit, en rendre compte à son fossoyeur. Un matin sombre avec un ciel blanc et sans pitié. De ce jour-là, les mots se sont absentés. Seuls restent des regards vides et des yeux qui se baissent. Des mains sales arrachent à une mère un fils qui n’a pas encore vingt ans. Des ordres fusent, des insultes du genre « on va l’éduquer ce fils de pute ». Le moteur de la jeep militaire crache une fumée insupportable. Ma mère voit tout en noir et résiste pour ne pas tomber par terre. C’est l’époque où des jeunes gens disparaissent, où l’on vit dans la peur, où l’on parle à voix basse en soupçonnant les murs de retenir les phrases pronon- cées contre le régime, contre le roi et ses hommes de main – des militaires prêts à tout et des policiers en civil dont la brutalité se cache derrière des formules creuses. Avant de repartir, l’un des deux soldats dit à mon père : « Demain ton rejeton doit se présenter au camp d’El Hajeb, ordre du général. Voici le billet 9 de train, en troisième classe. Il a intérêt à ne pas se débiner. » La jeep lâche un ultime paquet de fumée et s’en va en faisant crisser ses pneus. Je savais que j’étais sur la liste. Ils étaient passés hier chez Moncef qui m’avait prévenu que nous étions punis. Apparemment quel- qu’un l’avait informé, peut-être son père qui avait un cousin à l’État-Major. Sur une vieille carte du Maroc je cherche El Hajeb. Mon père me dit : « C’est à côté de Meknès, c’est un village où il n’y a que des militaires. » Le lendemain matin, je suis dans le train avec mon frère aîné. Il a tenu à m’accompagner jusque là-bas. Nous n’avons aucune information. Juste une convoca- tion sèche. Mon crime ? Avoir participé le 23 mars 1965 à une manifestation étudiante pacifique qui a été réprimée dans le sang. J’étais avec un ami lorsque soudain devant nous des éléments de la brigade des « Chaba- konis » (Ça va cogner), comme on les surnomme, se sont mis à frapper de toutes leurs forces les manifes- tants, sans aucune raison. Pris de panique, nous nous sommes mis à courir longtemps avant de trouver finale- ment refuge dans une mosquée. En chemin, j’ai vu des corps gisant par terre dans leur sang. Plus tard j’ai vu des mères courir vers des hôpitaux à la recherche de leur enfant. J’ai vu la panique, la haine. J’ai vu surtout le visage d’une monarchie ayant donné un blanc-seing à des militaires pour rétablir l’ordre par tous les 10 moyens. Ce jour-là, le divorce entre le peuple et son armée était définitivement consommé. On murmurait dans la ville que le général Oufkir en personne avait tiré sur la foule depuis un hélicoptère à Rabat et à Casablanca. Le soir même, l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) a tenu une réunion clandestine dans les cuisines du restaurant de la cité universitaire où j’ai eu la naïveté de me rendre. La réunion n’était même pas terminée qu’on entendit le bruit des jeeps certai- nement alertées par un traître. Les responsables de l’Union suspectaient depuis longtemps que quelqu’un renseignait la police. Un type petit, sec, laid et très intelligent, en particulier, mais dont ils n’arrivaient pas à prouver la collaboration avec l’ennemi. Les poli- ciers sont entrés, ont embarqué les plus âgés et ont relevé les noms de tous les autres. Je m’étais cru sorti d’affaire… Les wagons datent d’avant la Seconde Guerre mon- diale, les bancs sont en bois et ça avance à une vitesse d’escargot. Les paysages défilent avec une lenteur étrange. De temps en temps le train s’arrête. On se met à la fenêtre et on respire l’air pollué par la fumée de la locomotive. Des gens montent chargés de couffins, de sacs, certains avec des coqs encore vivants. Ils fument du mauvais tabac. Je tousse, je regarde ailleurs. Je pense à nos réunions de ces derniers mois, vaines, stériles. C’est normal qu’à notre âge nous voulions 11 changer les choses. Nous ne faisons rien de mal, nous discutons des heures, nous nous mettons à l’épreuve des faits. Nous voulons lutter contre les injustices, contre la répression et le manque de liberté. Quoi de plus noble ? Nous n’appartenons pour la plupart à aucun parti. L’un de nous est communiste, c’est vrai, du moins il se réclame du communisme, mais nous ne cherchons pas à savoir ce que cela signifie réellement pour lui. Il déteste l’Amérique. Moi j’adore le jazz et le cinéma américain. Alors je ne comprends pas son atti- tude rigide. Tout ce qui vient des États-Unis, il le consi- dère comme mauvais, nocif, à rejeter. Il ne boit pas de Coca-Cola, par exemple. C’est sa manière d’exprimer son antiaméricanisme. Moi j’aime bien, surtout l’été, boire un petit Coca. Je ne me sens pas pour autant complice des atrocités que commettent les GI au Viêt Nam. Le train redémarre doucement. Mon frère s’est assoupi. Le paysan avec ses coqs pue. Je crois même voir un pou ou une puce sur le col sale de sa vieille chemise. Il sort une longue pipe, la bourre de tabac et l’allume. C’est du kif. Il fume tranquillement sans même se demander si cela nous dérange. Je sens la migraine monter. J’avais prévu son arrivée. Je prends une aspirine dans le sac, le paysan me tend une bou- teille d’eau, j’aurais bien voulu avoir un verre. Je le remercie et avale le cachet. Je me lève et marche quelques pas dans le couloir. J’aperçois au loin un ber- ger qui fait la sieste sous un arbre. Je l’envie. Je me dis, 12 il ne connaît pas sa chance. Personne pour le punir, je sais il n’a rien fait mais moi aussi je suis innocent et voilà que je me trouve dans ce train de malheur pour me rendre à une caserne où je n’ai aucune idée de ce qui va m’arriver ! Je vois une paysanne passer. Elle me fait penser à ma fiancée. J’ai mal. Zayna n’est pas venue me dire adieu avant mon départ. Pourtant je lui ai téléphoné. Sa mère m’a répondu de manière sèche. Quand j’ai informé Zayna de ce qui m’arrivait, elle n’a rien dit, ou plutôt a soupiré comme si je l’embêtais. « Au revoir », m’a-t‑elle dit puis elle a raccroché. Je suis amoureux d’elle, je pense tout le temps à notre ren- contre à la Bibliothèque française. Nos mains s’étaient posées sur le même livre, L’Étranger de Camus. Elle m’a dit : « Je dois faire un exposé dessus », et je me suis empressé de lui répondre : « Je pourrais t’aider, je l’ai déjà étudié. » C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés plusieurs après-midi au café Pino, rue de Fès. Nous avons parlé longuement de cette histoire de meurtre d’un Arabe à cause du soleil ou du chagrin. Elle me disait : « Sa mère est morte ; il ne sait pas exac- tement quand ? C’est un fils indigne… » Moi non plus je ne comprenais pas comment un fils pouvait hésiter sur le jour du uploads/Litterature/ la-punition-roman-de-taher-benjelloun.pdf
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- Publié le Aoû 26, 2021
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