UN PROJET POÉTIQUE ET SOCIAL OUBLIÉ : LA LITTÉRATURE ILLETTRÉE Jacques Perriaul
UN PROJET POÉTIQUE ET SOCIAL OUBLIÉ : LA LITTÉRATURE ILLETTRÉE Jacques Perriault CNRS Éditions | « Hermès, La Revue » 2014/3 n° 70 | pages 131 à 139 ISSN 0767-9513 ISBN 9782271082619 DOI 10.3917/herm.070.0129 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2014-3-page-131.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions. © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’Histoire est jalonnée de telles tentatives d’écriture et notre propos n’est pas de la retracer mais de pointer dans le cours du xxe siècle deux moments où cette volonté a resurgi et a pris des dimensions politiques et culturelles, deux moments qui encadrent la fin des deux grands conflits, ceux de 1914-1918 et de 1939-1945. Ils partagent bien des traits : horreurs de la guerre et désir d’en finir avec cette monstruosité, rôle de la bourgeoisie qui joue la carte du conflit. Face à cela, artistes et poètes n’ont pas d’armes, sinon la création et la dérision, pour transformer l’humanité. La langue, en particulier, est visée ; il faut en changer, y mêler phonèmes, musiques, graphismes – bref, recréer. À ce prix, pensent certains, et non des moindres, surgira une nouvelle humanité. Beaucoup d’artistes et d’hommes de lettres s’y mettent, avec foi, d’abord. Puis l’enthousiasme s’estompera : les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous. Ces deux périodes ont produit des artistes, des idées, des tours de langage, des mots et des sons. Nous les passerons en revue : le dadaïsme et le lettrisme, ainsi que quelques-uns de leurs apports, de leurs procédés, de leurs trouvailles. Par rapport aux espoirs qu’y mettaient ces artistes et ces écrivains, la désillusion fut grande. Ils prônent une métapoésie, une poésie faite non seulement de mots, de phonèmes, mais d’images et de graphismes. Mais il en reste des traces, que l’on retrouve dans la littérature et dans la chanson. Les SMS et tweets ne seraient-ils pas à l’aube d’un nouveau lettrisme ? Une nouvelle humanité ne naîtrait- elle pas de ces pratiques désordonnées, et dont peu sont conscients aujourd’hui qu’elles recouvrent peut-être une « métapoésie » et un renouveau de la langue ? © CNRS Éditions | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 1.210.117.70) © CNRS Éditions | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 1.210.117.70) Jacques Perriault 132 HERMÈS 70, 2014 Les « fous littéraires » Contrairement aux divers mouvements qui gravitent autour, et qu’on a appelés les « fous littéraires », ces créa- tions, dadaïstes et lettristes, ne sont pas des actes de déraison. Les fous littéraires sont-ils pour autant hors de cause ? Pas tout à fait, car s’ils ont excellé dans les procédés de manipulation de la langue, ils ne partagent pas toujours les objectifs de révolte politique. Raymond Queneau leur a consacré un roman passionnant Les enfants du limon, publié chez Gallimard (1938). Un bref extrait d’un des plus connus, Jean-Pierre Brisset (1913), donne le ton : L’ancêtre n’avait point de sexe apparent : c’est à sa venue que la parole commença à se développer pour atteindre une quasi-perfection chez les êtres de première formation. Cela causait des sensations et des surprises. Eh ! qu’ai-ce, exe. (sic) Sais qu’ai-ce sais que ce, ce exe-ce, c’est un sexe. Sais que c’est, ce excès. Le sexe fut le premier excès : il causa et cause tous les excès. Problématique Au cours des deux guerres mondiales, des courants novateurs ont surgi, relatifs à la langue, à la poésie et à la communication. Pour leurs promoteurs, la langue était usée. Chez ces artistes et écrivains innovants, un change- ment radical se faisait jour, car ils estimaient que la langue avait servi la cause de grands conflits. Ces périodes se caractérisent par de nouvelles formes de production lit- téraire et artistique, loin des sentiers battus et de la poésie traditionnelle. La première commence en 1915 et perd de son intensité vers 1926 : c’est le dadaïsme. La seconde se fait jour en 1946 et durera jusque dans les années 1960. L’élément dominant en est le lettrisme. Dans les deux cas, la motivation reflète un désir de paix, d’en finir avec la guerre, la langue étant largement mise en cause par les auteurs dans la détérioration des rapports sociaux. Nous nous interrogerons sur la portée culturelle de ces périodes où apparaissent, dans la pre- mière époque (celle de la guerre de 1914), des figures telles que Jean Arp, Max Ernst, Francis Picabia, Man Ray, Marcel Duchamp et, bien sûr leur tête de file, Tristan Tzara (1896-1963). Dans la seconde époque, celle de 1945, nous voyons regroupés sous la notion de lettrisme, que l’on doit à Isidore Isou, Gabriel Pomerand, François Dufrêne, Jean-Louis Brau, Maurice Lemaître. Dans la filiation, on trouvera, plus connus aujourd’hui, Raymond Queneau, Georges Perec avec, non loin d’eux, l’Oulipo, ainsi que le Collège de Pataphysique en la personne de son régent, François Caradec. Un trait commun aux deux périodes est la recherche de nouvelles règles et de nouvelles modalités de la langue et de la production des textes. « La langue est usée », cla- ment-ils. À y regarder de près, on constate que les auteurs – surtout dans la période du lettrisme – ont pratiqué une activité que l’on pourrait de nos jours qualifier de cryp- tographique : comment passer d’un texte A à un texte B, grâce à quels procédés ? Faut-il voir là une empreinte de la technique ? La Seconde Guerre mondiale nous a abreuvés de messages radiophoniques cryptés (« Le premier accroc coûte deux cents francs » fut un des messages diffusé par Radio Londres, qui annonçait le débarquement. Elsa Triolet (1944) en fit un ouvrage célèbre, portant ce titre). Littérature illettrée Ce qu’on appelle « littérature illettrée » mérite expli- cation. Nous devons ce terme à Noël Arnaud (1964), qui constate que l’Homme a été davantage intéressé par la représentation graphique que par son évocation sonore. Entre l’image et le son, l’orthographe – dans l’accep- tion que nous nous obstinons à donner à ce mot – est écrasée et, avec elle, son outil favori, l’alphabet. Comment © CNRS Éditions | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 1.210.117.70) © CNRS Éditions | Téléchargé le 06/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 1.210.117.70) Un projet poétique et social oublié : la littérature illettrée 133 HERMÈS 70, 2014 concilier l’image et le son dans un même signe, qu’il fau- drait en outre créditer d’une grande rapidité d’exécution et de lecture, c’est toute la question. Aux lettristes revient le mérite indiscutable d’avoir dès 1946 posé et énoncé clai- rement ce problème. La langue écrite est amputée de sa composante sonore, tel est le constat à l’époque, constat qui justifie toutes les tentatives ici présentées. La langue mise en cause par le dadaïsme Les écrits de Tristan Tzara manifestent une révolte profonde contre la bourgeoisie qui a engendré la guerre de 1914. Ils dénoncent l’absurdité du monde et souhaitent fusionner l’art et la vie. Avec rien, comme le rappellera Picabia dans son manifeste en 1924 : « Dada sort d’un dictionnaire. Il ne signifie rien. Nous voulons changer le monde avec rien, nous voulons changer la poésie et la pein- ture avec rien. » Il ajoute : « Le cubisme représente la disette des idées. Les cubistes vont cuber de l’argent. Dada ne veut rien, rien, rien ». En 1917, Dada prend un tour révolution- naire, s’internationalise et s’installe en France en 1920. Les fondateurs du dadaïsme sont des réfugiés. Notamment des écrivains roumains, dont Tzara lui- même. On compte dans les membres actifs : Apollinaire, Aragon, de Chirico, Kandinsky, Duchamp, Paul Klee, Philippe Soupault et André Breton, qui publiera en 1924 le Manifeste du surréalisme. Tzara organise un réseau d’ar- tistes et d’écrivains de nationalités diverses. Des antennes existent à Zurich, Hanovre, Cologne, Berlin, New York et Paris. En Allemagne, il soutient le mouvement révolution- naire communiste de Berlin. Les photomontages, un art dadaïste de prédilection, parodient déjà Hitler et, pour les nazis, Dada sera un art dégénéré. Dada exploite les outils uploads/Litterature/ herm-070-0129.pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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