HERVE BAZIN (17.04.1911 – 17.02.1996) L’HUILE SUR LE FEU (1954) _______________

HERVE BAZIN (17.04.1911 – 17.02.1996) L’HUILE SUR LE FEU (1954) __________________________________________________________________________ La nuit et la pluie se mélangent, et je suis là qui frisonne à la fenêtre. Voici déjà trois fois qu’on est venu poser une main sur mon épaule et me dire : « Voyons, Céline ! Va te coucher. Tu vas prendre froid. » Comme si l’on pouvait prendre froid dans ce pays où je dois guérir, dans ce pays sans glaises et sans mares, sans brouillards et sans noroîts, où les nuits et les pluies n’ont pas l’épaisseur des nôtres, ne sont pas capables de teindre, de mouiller à cœur les êtres et les choses. Laissez-moi… Pour un anniversaire, c’est tout de même une évocation suffisante de ce que tout le bocage appelle et, pendant cinquante ans au moins, continuera d’appeler avec un trémolo dans la voix : « la nuit de la Saint-Maurille ». Laissez-moi. Je ne frissonne pas. Je cherche mon frisson. Il y a deux ans, ce soir… Il y a deux ans, oui, qu’est passée cette ombre – qui n’est vraiment plus maintenant, qu’une ombre – et je la revois qui s’avance. Je la revois, sans l’avoir jamais vue, avec « cet œil de derrière la tête », dont on prétend que sont affligées les filles qui n’ont pas les deux yeux de la même couleur. J’imagine sans rien imaginer : je sais tout, j’ai été sevrée de confidences. Je sais tout depuis ce jour où il m’a fallu tout entendre, jusqu’à l’étourdissement. De la nuit de la Saint-Maurille comme les autres, plus un geste que j’ignore, plus un détail dont il m’ait été fait grâce ! Ah ! si la seule vengeance qui reste à ceux dont nous avons forcé la confiance est de nous satisfaire au-delà de notre espérance, de nous empoisonner la mémoire, comme on s’est bien vengé de moi ! Je revois cette ombre qui s’avance… * *** Elle avance, invisible, dissoute dans cette nuit, dans cette pluie, aussi denses l’une que l’autre. Ni forme ni contour. C’est seulement, noir sur noir, quelque chose de plus sombre qui bouge, qui masque au passage la tache plus grise d’un nuage ou l’un de ces rares, l’un de ces minces clignotements du village, enfoui dans le sommeil et dans le vent. Elle avance, défendue par l’averse, par l’immense clapotement complice de sa marche. Ce frottement rêche et régulier, est-ce vraiment celui d’un imperméable contre une cuisse ou le fait des gouttes acharnées attaquant de biais les feuilles et les troncs ? Est-ce un fruit qui tombe, est-ce une botte qui s’enfonce dans une touffe saturée d’eau et rend ce bruit mou, ce bruit d’éponge écrasée ? Nul ne saurait le dire, pas même les chiens de ferme au poil mouillé, au flair noyé, recroquevillés dans leur niches et incapables de humer autre chose que la grande odeur de terre trempée qui submerge tout. Cependant l’ombre avance, avec une sûreté lente d’aveugle qui, du pied, palpe son chemin et pour qui le moindre gravier est un indice. Elle a, sans heurt, contourné vingt obstacles, sauté un échalier, glissé sous des ronces métalliques, longé une maison d’où partaient les éclats de rires d’un banquet de noces, traversé un jardin, pénétré dans cette grange où elle s’est un peu attardée… Oui, attardée, comme les amoureux, du côté de la paille. La voici qui ressort par un portillon dont la clenche ne tinte même pas. La voilà qui se faufile dans un fouillis d’instruments abandonnés sur l’aire. Elle évite les dents d’une faucheuse, dérive sur sa gauche vers les clapiers, revient sur sa droite et s’échappe vivement par ce chemin creux qui plonge en pleine suie, au hasard des labours, à la grâce des ornières. L’ombre, maintenant, n’est plus tout à fait une ombre. Elle avance de plus en plus vite, et, de cette hâte, naît un pas qui fait gicler la boue, tandis que s’élève un souffle d’essoufflé qui a besoin de ses poumons et ne peut plus retenir sa respiration. Encore quelques minutes de prudence, puis le rythme du souffle et le rythme du pas s’accélèrent : le rôdeur file à grandes enjambées. Une seconde de plus et soudain, franchement, il détale. Indifférent au fracas de ses talons qui font gicler les fondrières et péter les cailloux, il détale, il détale, et c’est un fuyard haletant qu’absorbe peu à peu la profonde, l’étouffante obscurité de la campagne. * *** Et la nuit, la pluie continuent. Disparu dans leur épaisseur, l’inconnu s’est-il enfin réfugié dans son lit ? Galant de minuit, voleur de volaille ou braconnier, a-t-il renoncé ? Non, sans doute. Cette nouvelle ombre qui, une heure plus tard, une lieue plus loin, hante un sentier perdu, ce doit être la même qui a repris son étrange, son discret cheminement. Le coin est presque désert. Aucune maison à moins d’une demi-lieue, sauf L’Argilière, dernière métairie du finage, dont les bâtiments tout proches sont indiscernables, mais que situent une forte odeur du fumier et le raclement étouffé d’une chaîne secouée par quelque bœuf dans l’étable. L’inconnu revient-il de la ferme ? C’est possible. En tout cas, il lui tourne le dos, il s’en éloigne par ce méchant raccourci qui, de motte en crotte, de flaque en bouse, rejoint la départementale. Il semble chercher quelque chose, s’arrête, repart, s’arrête encore… Quel est ce petit déclic ? On dirait celui d’un couteau à cran d’arrêt qui vient de s’ouvrir. Mais le crissement qui suit n’a rien de tragique : l’homme vient de se servir de sa lame pour décoller les lourdes semelles de glaise qui empâtaient ses bottes. Allégé, il repart, pousse en avant, comme s’il était attiré par ce gargouillis qui commence à se faire entendre parmi le ruissellement général et qui signale en tout temps l’emplacement du petit étang artificiel où prospèrent d’énormes carpes cuir, orgueil des Oudare, tenanciers de L’Argilière. Un braconnier, décidément, et qui n’en est pas à son coup d’essai, car, à peine arrivé au bord du vivier – plaque morne, au miroitement de jais -, il le contourne sans hésiter et pique droit sur la vanne, que rien à cette heure ne permet de discerner. Déjà la manivelle grince. Et clac, le cliquet rouillé lâche une dent ; clac, clac, il en lâche deux. Puis quatre. L’engrenage se décide ; la vanne remonte ; le gargouillis devient bouillonnement, cataracte, ruée torrentielle qui drague violemment le déversoir et fait s’entrechoquer les galets. Plus invisible que jamais dans la nuit, dans la pluie qui redouble, sûr de ne pas être vu et du reste également incapable de rien voir, l’homme attend, renseigné par ses oreilles et par son nez. Le niveau baisse vite, car le bruissement de l’eau diminue. L’odeur, fétide à souhait, annonce que la vase apparaît. Le flot, qui traverse le déversoir, n’est bientôt plus qu’un filet. Un grouillement visqueux se rassemble au plus creux, là, tout près, contre le treillis métallique qui double la vanne. Encore quelques instants, et l’on n’entend plus que des coups de nageoires, des battements de queue désespérés. Allons, bonhomme, dépêche-toi. Il est temps d’allumer ta lanterne, d’ouvrir ton sac, de rafler le poisson. Quel butin ! Il y a bien dix ans que les Oudare, amoureux de leurs carpes, se contentent de venir leur jeter du pain. Tu ne pourras même pas en emporter la moitié. Mais quoi ! Tu es fou ? Tu pars ? * *** Il est parti. Farce stupide ou médiocre vengeance, il est parti, abandonnant deux cents carpes qui bâillent leurs dernières bulles, qui, d’ici demain, auront tout le temps de crever, de devenir des choses molles, puantes, aux ouïes violettes et aux yeux blancs. Petite malheur accessoire ! Que lui importe ? Il est parti. La pluie se fatigue, se résout en crachin, en bruine. La nuit aussi semble se fatiguer : une lueur ocre – qui ne peut pas être l’aurore, mais qui la simule bien -, vient de jaillir à l’ouest, du côté de Saint-Leup. Elle s’élargit, elle s’éclaircit rapidement, et, trahie par cette toile de fond, l’ombre en marche (ou en fuite) vers le village prend une forme précise, devient une silhouette. Et quelle silhouette ! La tête apparaît d’abord, coiffée – mais oui – coiffée du melon à petits bords que portent les paysans aisés dans les noces ou les enterrements. Puis voici deux épaules, où s’emmanchent deux bras, relevés comme ceux du curé quand il chante orémus, mais terminés par deux poings crispés. Enfin voilà le corps, qui ne ressemble à rien, que dissimule une espèce de robe, de blouse ou de ciré, largement flottant… Toujours plus vive, la lueur tourne à l’orange, son centre devient éblouissant et, soudain, fuse, monte en torche, livre au vent de longs effilés rougeoyants… Le feu ! Plus de doute. C’est le feu. La silhouette balance et frémit. Mais l’homme se redresse aussitôt, se carre sur ce plan de ciel embrasé, dans une espèce de gigue… on dirait qu’il brûle lui-même avec joie ou, mieux, que la uploads/Litterature/ herve-bazin-l-x27-huile-sur-le-feu.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager