ARCHIVES DES LETTRES MODERNES collection fondée et dirigée par Michel MINARD 29

ARCHIVES DES LETTRES MODERNES collection fondée et dirigée par Michel MINARD 290 SABINE HILLEN écarts de la modernité le roman français de Sartre à Houellebecq lettres modernes minard CAEN 2007 Toute citation formellement textuelle (avec sa référence) se présente soit hors texte, en caractère romain compact, soit dans le corps du texte en italique entre guillemets, les soulignés du texte d'origine étant rendus par l'alternance romain/ italique ; mais seuls les mots en PETITES CAPITALES y sont soulignés par l'auteur de l'étude. À l'intérieur d'un même paragraphe, les séries continues de références à une même source sont allégées du sigle commun initial et réduites à la seule numérotation ; par ailleurs, les références consécutives identiques ne sont pas répétées à l'intérieur de ce paragraphe. Le signe * devant une séquence atteste un écart typographique (italiques isolées du contexte non cité, PETITES CAPITALES propres au texte cité). Précisons que les citations d'un texte non publié (dialogues de films, émissions radio- phoniques, traductions personnelles, archives, collections privées) sont présentées en romain et entre guillemets. Une séquence entre barres verticales * | | indique la restitution typographique d'un texte non avéré sous cette forme (rébus, calligrammes, montages, découpages, sites Internet). Une séquence entre crochets [séquence] indique la transcription typographique d'un état manuscrit (forme en attente, alternative, option non résolue, avec ou sans description génétique). toute reproduction ou reprographie même partielle et tous autres droits réservés PRODUIT EN FRANCE ISBN 978-2-256-90484-9 PETITE PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ L A LITTÉRATURE À L'ESTOMAC de Julien Gracq a étudié le méca- nisme secret et personnel de la lecture. Celle-ci formait l'objet sous sa forme optimale, d'un charme particulier et gusta- tif, qui ne pouvait trop faire appel à des engouements collectifs ou médiatiques. Bien lus, les livres se consomment comme des plats, qui favorisent ou compliquent la digestion de chacun ; le plaisir qu'inspire la lecture ne peut par conséquent pas trop espé- rer être communicatif ou transmissible, ni se limiter à un débat d'opinions. Si la pensée s'investit dans la forme, si les idées s'engagent dans le ton, le livre survit à l'invasion du «non litté- raire» ; il est toutefois rare qu'un auteur trouve, aussitôt après la publication de ses écrits, l'accès à un public d'admirateurs. Les remarques de Gracq, écrites en 1950, n'ont pas perdu leur perti- nence vers la fin du XX e siècle, avec une certaine intensification toutefois : en l'an 2000 l'écriture évolue plus que jamais dans un éphémère médiatique où la lecture sans écran et le contact immédiat avec le livre se font rares. Gracq écrit, dans la revue Empédocle, que le public s'entre- tient dans les années Cinquante complaisamment de littérature. Celle-ci inspire, aux générations d'après-guerre, des débats qui ne visent que rarement le goût mais le plus souvent «l'opinion». Ainsi le jugement littéraire, hâtivement conçu dans certaines situations médiatiques, prévaut sur l'appréciation individuelle : Il est permis de supposer (le contrôle est difficile) qu'il y a quelques décades encore n'influaient guère sur la réputation des écrivains les gens qui ne lisaient pas — ne serait-ce que pour cette raison que, ne lisant pas, ils n'avaient guère d'autre moyen de soupçonner leur existence [...]. Quiconque parlait de littérature en parlait plus ou moins en connaissance notes, p. 136 3 de cause : il avait lu ; une réputation pouvait ne correspondre que d'assez loin à l'opinion moyenne des lecteurs, elle ne dépendait en tous cas des non-lecteurs en aucune manière. (pp. 84-5l) Pierre Jourde a repris, cinquante ans plus tard, dans son pamphlet La Littérature sans estomac, la perspective de Gracq en y ajou- tant la critique acerbe d'auteurs récents. La littérature « sans esto- mac» serait toujours celle qui bénéficie d'une promotion adroite. Le texte n'est plus seulement soumis à des critères de qualité, mais répond surtout à des exigences éditoriales. Il suffit de convaincre le lecteur qu'il est devenu le propriétaire d'une valeur symbolique nommée «littérature». Sont surexposés aux médias des romans qui répondent au besoin d'une critique qui par néces- sité économique part à la recherche d'innovations formelles ; hormis l'étude pamphlétaire de Jourde, la critique en France a imposé au roman des normes parfois figées ; le travail sur le signifiant y était préféré au signifié ; la présentation romanesque — l'étude du genre, des supports, des médias qui assurent la transposition — était jugée plus pertinente pour la dimension artistique que la représentation mimétique ; cela a mené parfois à une inflation de complexité où l'absence de ponctuation, de majuscules, la disposition astucieuse des blancs et la frag- mentation arbitraire des dialogues tendait à prolonger la sophis- tication des écritures modernistes ; le méta-discours de certains romans des années Soixante-dix et Quatre-vingt, au lieu de se prêter à une expérimentation formelle inédite, ralentissait dans certains cas le suspens narratif et le déroulement de l'aventure dans son sens le plus simple... Voilà sans doute aussi des idées qui dévoilent les partis pris de mon goût de lecture personnel. Mais en somme cette étude est aussi le résultat d'un dialogue entretenu pendant plusieurs années avec des auteurs choisis pour une part au hasard et dont la majorité, à l'aube du XXI e siècle, est déjà canonisée. Plusieurs ont dit qu'après la disparition des avant-gardes, l'activité littéraire s'était atomisée; la seule filiation possible, selon Pierre Jourde (pp. 12-32), regardait à la fin du siècle les "auteurs Minuit", et même là, les différences entre les épigones 4 étaient de taille. Nous aimerions démontrer que les préoccupa- tions des auteurs de la fin du siècle, relatives à l'identité, aux événements historiques ou au réel, permettent de nuancer la dévaluation que Jourde dénonce, surtout quand on envisage l'écriture comme un indice significatif de l'époque dans laquelle nous vivons. Une époque qui n'est plus amplement «littéraire». Plus que d'engager une réflexion sur les caractéristiques formelles, et la valeur des littératures à aimer ou à proscrire, cette étude se propose de revaloriser le roman comme témoignage historique et d'étudier la gestation d'une idée, celle de la liberté, telle qu'elle s'est profilée dans la littérature de la dernière moitié du siècle précédent. Bien plus que de m'engager dans une lecture purement esthé- tique et littéraire des romans, j'ai voulu m'interroger sur les rapports qui existent entre philosophie et écriture. J'ai par consé- quent accordé à la littérature des fonctions qui demeurent sans doute, aux yeux de certains, « accessoires » au phénomène pure- ment littéraire : il a fallu scruter le texte sous une forme qui ne fût pas celle de l'esthétique, comme un ensemble muni de quali- tés «réactives» combattant l'aliénation ou bien restaurant, plus simplement encore, l'appartenance à un univers de signification. Le roman que plusieurs ont appelé «postmoderne», et que d'autres qualifieraient désormais d'«hyper-moderne» ou encore de «sur-moderne»3, n'a pas seulement révélé la fin des grands récits. Il a aussi répandu une vision de la liberté fragilisée par la technologie et la mondialisation. Libertaire et parfois libéral, le personnage de la seconde modernité exigeait une dignité qui lui donnait le droit de vivre sans contraintes, en harmonie avec ce qu'il jugeait important ou valable. L'auteur, comme son person- nage, se limitait dans ces cas à défendre, conformément aux idées de la majorité, une liberté qui ne contestait pas les valeurs d'autrui : Un des principes de base veut qu'une société libérale reste neutre sur les questions qui concernent la nature de la bonne vie. Chaque individu aspire à sa façon à avoir une bonne vie et le gouvernement manquerait à 5 l'impartialité, et donc au respect qu'il doit à tous les citoyens, s'il prenait position sur cette question. (p. 254) Ce constat philosophique sage mais aussi relativiste, valable pour les dernières décennies du XX e siècle, a aussi affecté le champ littéraire. Marquée, vers la fin du siècle par la dispersion et l'éclatement, la littérature a cependant cessé d'après nous d'être un art absolument formel où la langue est vouée à l'expérimentation gratuite; elle a cessé aussi, hormis quelques exceptions, d'être un territoire exclusivement intellectuel, un laboratoire d'idées en marge de la société. Mais que dire de la nature de la bonne vie qui s'y trouverait décrite ? Ne serait-ce pas là attribuer exclusivement un rôle éthique à un support qui s'en passe allègrement? Les romans que nous avons lus se sont révélé des indicateurs pour mesurer la profusion de pensées sur une époque déterminée et achevée. En gros, il s'agissait de la période 1950-2000. Personnage et auteur y partagent leur désir de formation indivi- duelle : une esthétique de vie est choisie, taillée sur mesure, plutôt qu'imposée par des normes. Vers la fin du siècle s'est dévoilée une impasse, car comment découvrir un art romanesque qui soit aussi un art de vivre, si aucun consensus n'arrive à me le faire connaître? Cet individualisme apparent a suscité une autre question qui découlait de la première, c'est-à-dire comment décrire l'attitude du sujet vis-à-vis de soi ? comment le sujet écri- vant réussit-il à se prendre comme objet de son discours ? Le défi devant lequel cette littérature me plaçait a été uploads/Litterature/ hillen-de-sartre-a-houellebecp-pdf 2 .pdf

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