[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 23, janvier-juin 2012] <http://bcs.f

[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 23, janvier-juin 2012] <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/23/TM23.html> « Histoire des bergeries », de Théocrite à George Sand : Variations autour du modèle pastoral par Laetitia Hanin Université Catholique de Louvain <laetitia.hanin@student.uclouvain.be> Sommaire : Dans un contexte où l’emprise du réalisme sur la littérature est grandissante, George Sand livre, de Jeanne à Nanon, une série de « romans champêtres » qui renouent avec la tradition pastorale. Celle-ci, issue de l’Antiquité, développée à l’âge classique et abandonnée après Florian, fournit à la romancière une série de motifs dont elle détourne la signification au profit d’une représentation qui problématise la paysannerie du XIXe siècle. Derrière ce geste tout à fait inattendu se dessine une reformulation du modèle pastoral. Bruxelles, février 2012 2 LAETITIA HANIN « Poésie bucolique », « roman rustique », « roman champêtre », « roman des paysans », « roman pastoral » ou simplement « pastorale » : les étiquettes ne manquent pas pour désigner les œuvres qui, de l’Antiquité à nos jours, traitent des bergers. Les romans de George Sand qu’on dit habituellement « champêtres », à la suite de l’auteur qui emploie l’expression en préface à La Mare au diable, ont aussi été désignés de toutes ces façons qui semblent se confondre. Cette instabilité témoigne d’un tâtonnement inquiet : à travers l’accumulation des épithètes semble se chercher la caution d’une référence antérieure. Laquelle et pourquoi ? On voudrait réfléchir ici à la dénomination de ces « romans champêtres » en les considérant comme situés en aval d’une longue tradition : comment un auteur français du XIXe siècle a-t- il pu mettre au point sa poétique dans la filiation d’un genre tombé en désuétude et surtout associé à l’Antiquité ? C’est sans doute dans cette confidence de l’« Avant-propos » de François le Champi que se mesure le mieux l’attrait de George Sand pour la pastorale : « l’art, ce grand flatteur, ce chercheur complaisant de consolations pour les gens trop heureux, a traversé une suite ininterrompue de bergeries. Et sous ce titre : Histoire des bergeries, j’ai souvent désiré de faire un livre d’érudition et de critique où j’aurais passé en revue tous ces différents rêves champêtres dont les hautes classes se sont nourries avec passion »1. Voyons donc quelle histoire des bergeries passées aurait pu retracer notre auteur, avant d’examiner la façon dont elle-même a prolongé cette histoire en publiant de nouveaux titres pour l’illustrer. Aux origines du genre : la poésie bucolique grecque et latine D’après Ernst R. Curtius, c’est « avec Homère [que] commence la transfiguration du monde, de la terre et de l’homme »2. Il peint une nature idéale : accueillante, fertile, traversée de sources, habitée par des hommes et des dieux, imperméable au tragique. Les successeurs du poète grec intègrent ensuite à ce cadre deux nouveaux éléments : une situation, l’écriture de poèmes, et la profession de berger. Selon Bruno Snell, la première manifestation de la poésie bucolique serait à trouver dans un hymne choral de Stésichore datant de l’an 600 avant J.-C. Le poète grec y racontait un mythe divin fondé sur un conte champêtre, dont les faits se 1 G. Sand, François le Champi, éd. A. Fermigier, Paris, Gallimard, « Folio », 2005, p. 48. 2 CURTIUS Ernst Robert, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, P.U.F., 1956, p. 228. HISTOIRE DES BERGERIES 3 déroulent en Sicile : l’aventure de Daphnis, puni de cécité par les dieux pour avoir trompé sa nymphe. En développant la mise en scène esquissée par Homère et la complainte sur la mort de Daphnis, Théocrite devient « le véritable fondateur de la poésie pastorale ». Ernst R. Curtius énumère les caractéristiques de ce genre nouveau : le cadre (la Sicile, puis l’Arcadie), l’organisation sociale (une hiérarchie de figures campagnardes qui représente celle de la société), l’attachement à la nature et à l’amour. Si les Idylles de Théocrite créent un genre, les Bucoliques de Virgile l’exaltent et transforment en mythe l’Arcadie évoquée. Après les Grecs, qui situent l’Arcadie en Grèce et en font un lieu « mélancolique, parfois sinistre, qui n’a rien d’un locus amœnus »3, après Théocrite qui, en la transportant en Sicile, opère un « décentrement définitif de l’Arcadie, qui ne sera plus jamais, dès l’invention de la poésie pastorale […], en Arcadie »4, Virgile doit renoncer à la terre sicilienne désormais occupée par les Romains et peint une « lointaine et romantique Arcadie, qu’il n’a d’ailleurs jamais vue lui-même »5. Ce déplacement, que Françoise Lavocat qualifie de « métaphorique », fait de l’Arcadie de Virgile, dans les termes de Bruno Snell, une « patrie mentale ». Son décor est celui d’un locus amœnus que Virgile contribue à systématiser. Concrètement, il s’agit d’une « tranche de nature belle et ombragée ; son décor minimum se compose d’un arbre (ou de plusieurs), d’une prairie et d’une source, ou d’un ruisseau. À cela peuvent s’ajouter le chant des oiseaux et les fleurs. Le comble sera atteint, si l’on y fait intervenir la brise »6. La valeur mythique de l’œuvre de Virgile explique la diversité des interprétations dont elle a fait l’objet et, plus fondamentalement, son ambiguïté. Car chacune de ses composantes est analysable à la fois sur un plan métaphorique et littéral. Ainsi, l’Arcadie peut être le nom d’un milieu campagnard (pour Jean Hubaux7) ou celui d’une ascèse intérieure (pour Gianfranco Stroppini8). De cette conception dépendent celle de l’espace, lisible comme la terre natale de l’auteur (J. Hubaux) ou comme le reflet d’un état d’esprit (G. Stroppini), et celle des personnages, lisibles comme des bergers/paysans (J. Hubaux) ou comme des composantes de l’âme de Virgile (G. Stroppini). Cependant même une lecture poétique pose problème, à cause de la dualité entre chant et contexte. Les poèmes comprennent d’assez 3 LAVOCAT Françoise, « Espaces arcadiques. Esquisse pour une hydrographie pastorale », in Études littéraires, vol. 34, n°1-2 (hiver 2002), p. 154. 4 Ibid., p. 156. 5 SNELL Bruno, La Découverte de l’esprit, Combas, éd. de l’Éclat, 1994, p. 234. 6 Ibid., p. 240. 7 HUBAUX Jean, Le Réalisme dans les Bucoliques de Virgile, Liège, Vaillant-Carmanne, 1927. 8 STROPPINI Gianfranco, Amour et dualité dans les Bucoliques de Virgile, Paris, Klincksieck, 1994. 4 LAETITIA HANIN nombreuses mentions du travail agricole et pastoral9, mais les seules activités du présent de la narration sont la discussion ou les joutes poétiques pendant que le troupeau est placé sous la garde d’un autre pâtre (« commence : nos chevreaux sont sous l’œil de Tityre », Bucoliques, p. 85) ou que le travail agricole est suspendu (« j’étais à protéger du froid mes frêles myrtes […] j’ai préféré leurs jeux à mes devoirs », Bucoliques, p. 102). Il en va de même pour l’espace. Dans les chants, les lieux sont tantôt accueillants tantôt encombrés : « marais fangeux tout envahis de joncs » (Bucoliques, p. 55), « saintes fontaines » (Bucoliques, p. 55), « épais bois de hêtres » (Bucoliques, p. 59), « eau calme » (Bucoliques, p. 123), « monts » (Bucoliques, p. 57). À ne retenir que le contexte des joutes poétiques, on obtient un motif unique : le repos à l’ombre d’un arbre ou sur le gazon10 – soit l’endroit que les poètes choisissent pour s’adonner au concours. Le contenu des chants est donc plus réaliste que la vie quotidienne des personnages. Cependant même celle-ci est marquée par la perte : associée au Mal par la nostalgie et l’annonce d’un temps nouveau (Buc. IV), perméable à la politique romaine (Buc. I), marquée par les disputes des bergers poètes (Buc. III), elle est l’envers (le point de départ) d’un Âge d’Or éphémère (et sélectif : réservé aux poètes) restreint à l’extase que procure le chant. Bref, les personnages virgiliens sont tout à la fois des bergers/paysans (par leur rusticité) et des métaphores (de l’âme de l’auteur, du poète, voire de tout homme). Rencontre du modèle bucolique et du roman à l’âge classique : naissance de la pastorale Si l’on en croit Françoise Lavocat dans Arcadies malheureuses. Aux origines du roman moderne, essai qu’elle consacre à la reprise du modèle bucolique à la Renaissance11, la rencontre entre ces codes spécifiques constitués dans l’Antiquité et la forme romanesque aurait eu lieu à la fin du XVIe siècle, quand émerge un « mode pastoral » déjà initié par l’Arcadia (1502) du poète espagnol Sannazar. L’émergence progressive de ce mode pastoral s’accompagne de la dissolution du code bucolique et de l’introduction d’éléments 9 Paysannes : « vois mes bœufs […] librement paître » (Bucoliques, p. 51), « je puis bien greffer mes poiriers et mes vignes ! » (Bucoliques, p. 57), « le bétail à cette heure est à chercher le frais » (Bucoliques, p. 59), « les taureaux sous le joug ramènent les charrues » (Bucoliques, p. 63). Bergères : « je dois pousser au loin des chèvres » (Bucoliques, p. 51), « mais il faut à présent rentrer, compter les bêtes » (Bucoliques, p. 99). Toutes les références (désormais entre parenthèses dans le texte) sont tirées de l’édition suivante : Virgile, uploads/Litterature/ histoire-des-bergeries-de-theocrite-a-georges-sand.pdf

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