1 L’HISTOIRE DE L’ÉCRITURE À l'époque paléolithique, les hommes usaient de grap

1 L’HISTOIRE DE L’ÉCRITURE À l'époque paléolithique, les hommes usaient de graphismes rythmés pour communiquer. Déjà se trouvait là tout ce qu'on qualifie du nom d'abstraction. Il est singulier d'avoir à relever comme l’a fait l’anthropologue André Leroi-Gourhan que le graphisme le plus primitif que l’on connaisse ne débute pas par une représentation plus ou moins approximative du réel mais par l’abstrait. Serions-nous davantage de plain-pied avec l'abstrait qu'avec la représentation du réel ? L'histoire de l’écriture semble le confirmer. Ainsi, tout comme avec l'écriture cunéiforme, les idéogrammes chinois et les écritures égyptiennes — l'écriture hiéroglyphique, le démotique et l’hiératique — à chaque fois, on assiste à une lente maturation des représentations imagées qui se solde par une abstraction. En d’autres termes, tout conduit à penser que ne voulant pas s’en tenir aux images, l’homme en serait comme inéluctablement amené à manipuler des signes abstraits. En ce sens, les Égyptiens peuvent être tenus pour le peuple le plus étonnant dans la mesure où, ayant pratiquement inventé l'alphabet matérialisé par un nombre restreint d’hiéroglyphes, ils l’abandonnèrent pour en revenir à leur écriture pictographique antérieure. Mais dans la mesure où il s’agit de « rythmes », le tracé « abstrait » ne rend-il pas mieux compte de notre nature profonde ? Qu'y a-t-il, en effet, de plus intimement lié à notre être qu'un rythme ? Est-il même possible de nier qu'il s'identifie absolument à celui que nous sommes ? Pour autant, ce serait une erreur que de placer nos écritures contemporaines dans le droit fil de celles de l'homme préhistorique et de les tenir pour une quelconque rationalisation de ces « rythmes ». Un monde sépare ce premier mode d’abstraction du nôtre. L'homme de Lascaux, en effet, parvient avec ses prégraphies à s'exprimer de façon radicale, c'est-à-dire qu'il s'exprime tout entier sans laisser place à quelque équivoque que ce soit. « Que s'est-il produit en même temps que l'invention de l’écriture ? se demande Claude Lévi- Strauss. Par quoi a-t-elle été accompagnée ? Par quoi a-t-elle été conditionnée ? À cet égard, on peut faire une constatation : le seul phénomène qui semble toujours et partout lié à l'apparition de l'écriture, non seulement dans la Méditerranée orientale mais en Chine protohistorique, et même dans les régions de l’Amérique où les ébauches d'écriture sont apparues avant la conquête, c'est la constitution de sociétés hiérarchisées, de sociétés qui se trouvent composées de maîtres et d'esclaves [...]. Quand nous regardons ce qu'ont été les premiers usages de l’écriture, il semble bien qu'ils aient été d'abord ceux du pouvoir : inventaires, catalogues, recensements, lois et mandements, dans tous les cas, qu'il s'agisse du contrôle de biens matériels ou de celui des êtres humains, manifestation de puissance de certains hommes sur des richesses. » Il s’est avéré que l'écriture — au sens habituellement donné au mot — a pour origine la volonté de tenir des comptes. Sur ce point, la Mésopotamie est par excellence le lieu des échanges commerciaux. Pour que cet ensemble d'opérations ait lieu d'une manière aussi satisfaisante que possible, il est nécessaire de disposer d’un système de quantification précis. Ainsi est-on fondé 2 à affirmer que l'invention des lettres et celle des chiffres se sont trouvées confondues. Les lettres sont en quelque sorte mères des chiffres. Cela semble s'être fait d'une manière assez naturelle : lorsqu'on changeait tant de ballots de farine contre tant de têtes de bétail, 1l était d'autant plus important de stipuler de la manière la plus précise possible les termes du troc que nombre d'accidents voulus où non pouvaient se produire en cours de route. Alors que le procédé dit des calculi était encore en usage, ces précisions étaient données par des objets - généralement des cailloux dont la forme et la couleur avaient fait préalablement l’objet d'un code — placés dans une cupule fermée. Confiée au convoyeur, celle-ci ne devait être ouverte qu'à la livraison du destinataire de la marchandise, Peu à peu, cette cupule et son contenu furent remplacés par des plaquettes de terre cuite, sur lesquelles étaient codifiés les termes de l'échange. Entre la fin de la période néolithique et l'apparition des premiers systèmes constitués de signes (— 4000), la présence de l’écriture est attestée mais elle est constituée d’un ensemble de figures sans connexion aucune avec quelque forme linguistique que ce soit. C’est ainsi que l’hominien a très tôt identifié la trace du félin, de l'oiseau posé sur le sable, la boue ou la neige et a très vite eu l'idée d'utiliser ces empreintes pour signifier ces animaux — on pouvait donc lire et écrire sans faire référence au langage — puis les tracer pour les représenter. Sur le plan morphologique, l'écriture n’a pas été d'emblée cunéiforme mais linéaire (pictographique), faite de lignes gravées dans la pierre ou marquées à la pointe sur une plaquette d’argile molle (ultérieurement séchée au soleil ou, plus tard, et dans certains cas, cuite au feu). Ces tracés composent des ensembles assez simples, dont bon nombre sont de véritables croquis ou silhouettes d'objets aisément reconnaissables : têtes ou parties du corps de l’homme ou d'animaux variés, végétaux, ustensiles, phénomènes naturels. Leurs raccourcis et leur stylisation sont dans la ligne de ceux pratiqués depuis la fin du Ve millénaire, soit sur la céramique peinte, soit sur les sceaux gravés. L'évolution formelle de ces signes a été commandée par l'habitude bientôt prise (dès environ — 2900) de remplacer, sur l'argile, le tracé par la pression exercée au moyen d’un roseau dont l’extrémité était taillée non plus en pointe mais en biseau. Enfoncé légèrement sur l’argile, l'instrument imprimait à chaque fois une ligne qui allait en s’évasant selon la pression de la main, d’où un aspect claviforme ou cunéiforme. Un tel procédé a forcément conduit, ne fût-ce qu’en obligeant à décomposer les courbes en droites, à une stylisation plus poussée, laquelle a rapidement aboli tout ce qui pouvait subsister de « réaliste » dans les silhouettes primitives, et fait de chaque caractère quelque chose « en soi», un pur signe arbitraire et comme « abstrait » auquel nous appliquons le qualificatif d’« idéogramme ». On aurait tort de croire pour autant que le pictogramme a disparu sous l’idéogramme qu'il a généré. Tant en ce qui concerne l'écriture cunéiforme que l’hiératique, le démotique égyptien ou encore les idéogrammes chinois, l'image est là dont les épigraphistes, les paléographes et les sinologues savent déceler la présence. En somme, et pour nous limiter à l'écriture chinoise, s’il est vrai que l’idéogramme n’est jamais qu’un pictogramme stylisé, il est vrai aussi que, pour l'essentiel, l’art du calligraphe chinois consiste à savoir établir un équilibre aussi instable que possible entre ces deux modes d'expression. En Chine, autant que le manque de distance 3 par rapport au concret, l'excès d’abstraction est tenu pour une aberration. Écrire en chinois, c’est toujours plus ou moins jouer à cache-cache avec le référent et, mieux on y parvient, mieux on s'exprime. Dans un texte célèbre, Paul Claudel a cru trouver dans notre écriture alphabétique une sorte de répondant à ce qui opère dans l'écriture chinoise. Il écrit en effet : « Les mots ont une âme, et dans le mot écrit lui-même, on trouve autre chose qu'une espèce d’algèbre conventionnelle. Entre le signe graphique et la chose signifiée, il y a un rapport. Tout aussi bien que la chinoise, l'écriture occidentale a pour elle-même un sens. » Et le poète de citer, dûment pourvu d'un accent circonflexe, le mot « rêve », écrit en lettres capitales ; un mot dans lequel il voit quelqu’un, les bras ouverts — le V — qui, en même temps, avance la jambe — la lettre R — et s’apprête à monter à l'échelle — la lettre E —, cherchant vainement à s'emparer de cette « note allusive » que rend l'accent circonflexe dans lequel 1e poète voit un oiseau qui s'envole à tire-d'aile. De la même manière, dans les arts plastiques, un dessin peut suggérer beaucoup plus qu'il ne représente. Un arbre : la forêt, et une main : tout le travail de l’homme, Dans ce type de graphie, non seulement le pictogramme peut évoquer autre chose que n'en « contient » matériellement le signe utilisé, mais un tel élargissement est nécessaire dans la mesure où l'on n’a ici à sa disposition pour fixer la pensée que des croquis d'objets suffisamment précis et particularisés. Il faudrait donc autant de croquis que de réalités extramentales différentes. Il en faudrait des milliers et, dans ce cas, la connaissance et l'usage d'une telle écriture seraient au-delà de son usage pratique. Outre l’objet premier qu'il « dépeint », le pictogramme peut se rapporter à d’autres réalités, rattachées à ce même objet par des procédures mentales plus ou moins fondées en réalité ou nettement conventionnelles, en tous les cas parfaitement connues et utilisées dans les représentations de l'art. Le pictogramme de la montagne évoquera ainsi les pays étrangers qui, en Mésopotamie, sont délimités à l’est et au nord par des chaînes montagneuses, ou encore le sillon rappellera tout le travail agricole. Cette extension s'impose uploads/Litterature/ histoire-du-l-x27-ecriture.pdf

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