L’EFFET DE PROVERBE DANS LES QUATRAINS DE PIBRAC Le quatrain gnomique est cette

L’EFFET DE PROVERBE DANS LES QUATRAINS DE PIBRAC Le quatrain gnomique est cette succincte leçon de morale usuelle, étroi- tement enfermée dans le cadre fixe de la strophe complète minimale, que les poètes français ont cultivée avec une constance remarquable aux XVIe et XVIIe siècles, et qui s’est même maintenue, de façon certes nettement plus sporadique, jusqu’au XVIIIe siècle1. Avant les apologues, avant les maximes, avant les caractères, la forme brève la plus tenacement privilé- giée par la littérature morale était la séquence autonome de quatre vers. Qu’un genre historiquement aussi considérable par le nombre d’œuvres qu’il a suscitées, et esthétiquement aussi fécond par la réelle qualité litté- raire de certaines d’entre elles2, ait pu sombrer de nos jours dans un oubli à peu près complet, il est permis de s’en étonner peut-être, de le regretter assurément. Parmi tous ces « poètes tétrastiches »3, Guy du Faur de Pibrac (1529-1584), magistrat réputé, diplomate efficace et humaniste accompli, n’est vraiment le premier ni par les dates, ni peut-être par le mérite, mais il est sans conteste celui que la renommée et la postérité ont de loin le plus favorisé. Ses Quatrains (1574-1576) sont empreints d’une morale ferme, simple, solide, qu’il puise aussi bien dans les textes sacrés que dans les œuvres des philosophes antiques, et qu’il tente de fixer sous un tour net et concis. Longtemps, ces bribes de sagesse ont été connues de tous ; long- temps, on les a apprises par cœur à l’école ; longtemps, elles ont été la pre- mière référence, la plus spontanée, la plus évidente, en matière de réflexion Seizième Siècle – 2005 – N° 1 p. 145-159 1 A titre d’illustration de cette survie tardive, mentionnons La Morale de l’enfance, ou Collection de quatrains moraux mis à la portée des enfans, de Charles-Gilbert Terray, vicomte de Morel de Vindé, Paris, Jean Thomas, 1790. Force est de constater que deux siècles après Pibrac, la forme canonique du quatrain ne semblait nullement obsolète à cet auteur ; mais il est vrai que l’ouvrage fait surtout figure de curiosité. 2 Nous songeons en particulier aux Tablettes de la vie et de la mort de Pierre Matthieu (1610) et aux Quatrains de la vanité du monde de Claude Guichard (1612), qui nous semblent les réussites les plus éclatantes dans ce domaine – mais c’est là le terrain nécessairement friable du jugement personnel. Précisons que ces différents recueils ont souvent été réunis sous forme de compilations ; voir par exemple Les Quatrains des sieurs Pybrac, Favre, et Mathieu, Paris, Iean Baptiste Loyson, 1667. 3 Nous empruntons cette expression à Guillaume Colletet, Traitté de la poësie morale, et sententieuse, dans L’Art Poëtique du Sr Colletet, Paris, Antoine de Sommaville et Louis Chamhoudry, 1658, réimpression Genève, Slatkine, 1970. 4 Il est permis de penser que les « poètes tétrastiches » étaient particulièrement sensibles au charme du nombre cent, si l’on songe que nombre de recueils, à commencer par les célèbres Tablettes de Matthieu, étaient précisément regroupés en centuries. 5 Toutes nos références aux Quatrains renvoient à l’édition procurée par Jules Claretie (Paris, 1874, réimpression Genève, Slatkine, 1969). Voir aussi, Guy du Faur de Pibrac, Œuvres poétiques, éd. L. Petris, Genève, Droz, 2004. morale. Ce qu’un La Fontaine est pour nous, Pibrac le fut à peu près pour ses contemporains : un carrefour universel du bon sens, un maître à pen- ser dont chacun a suivi les multiples leçons, et auquel chacun est toujours libre de faire appel pour résoudre les menues interrogations du quotidien. Le numéro cent de ces Quatrains est assurément l’un des plus frap- pants et l’un des plus aisément mémorisables. C’est, pour aller vite, celui qu’on a peut-être quelque chance de connaître quand on ne connaît pas Pibrac. Tout se passe comme si le poète avait tout particulièrement peau- finé un texte hautement symbolique par sa position privilégiée dans le recueil, pour harmoniser peut-être la rotondité parfaite, la plénitude sen- sible d’un nombre4 et la justesse fulgurante, presque aveuglante d’évi- dence, d’un propos : Ie t’apprendray, si tu veux, en peu d’heure, Le beau secret du breuvage amoureux : Ayme les tiens, tu seras aymé d’eux : Il n’y a point de recepte meilleure5. Affinons notre analyse : ce qu’on connaît, ce qu’on retient, ce qu’on se souvient d’avoir lu, ce qu’on croit même avoir pensé, ce n’est pas tant le quatrain dans son intégralité que son troisième vers, qui en est manifeste- ment la quintessence jaillissante, au point que les autres vers font figure de simple cadre ou de terne contrepoint. Ce contraste perceptible entre une saillie brusque et une platitude concertée relève pour partie de facteurs externes : les trois autres vers sont manifestement de l’ordre du commen- taire, constituent en quelque sorte le métatexte de l’élément central. En attestent suffisamment l’effet d’annonce (« ie t’apprendray »), le lexique métalinguistique (« secret », « recepte ») signalant un décrochage énon- ciatif, l’appréciation portée sur la brièveté du vers central (« en peu d’heure »), et surtout le jugement ostensiblement emphatique formulé par le locuteur (« beau secret », « point de recepte meilleure »). Tout en somme est conçu en vue d’un effet de rupture entre l’annonce d’un prodige quasi miraculeux et la révélation d’un truisme assumé comme tel ; tout le sel du quatrain est là, dans cette retombée qui est une élévation insoupçonnée, dans cette brutale prise de conscience de son propre aveuglement à laquelle le poète, narquois, convie le lecteur. « Vous aviez bien tort, semble-t-il lui ÉRIC TOURRETTE 146 dire, d’attendre on ne sait quelle magie. La vérité est sous vos yeux et vous ne la voyiez pas. Ce que je vous apprends, vous l’avez toujours su. » C’est une fausse aporie, c’est une déception éclairante, qui ouvre un accès dérobé à un bon sens presque imperceptible à force de présence ostentatoire. Est-ce à dire que le troisième vers ne soit frappant que par le jeu du contraste ? Ce serait aller un peu vite en besogne, il semble que des fac- teurs internes de fulgurance s’offrent à l’analyse. Ce vers est dans sa cons- truction d’une simplicité éblouissante ; il semble même à ce point aller de soi qu’on est tenté d’oublier un instant qu’il s’agit d’un énoncé dûment situé, attribuable à un locuteur identifié, et non d’une phrase collective, émanation connue de tous de cette abstraction confuse qu’est la sagesse des nations. On semble pour tout dire se rapprocher ici quelque peu de cet idéal de simplicité totale, de riche dépouillement et de justesse fonda- mentale qui devait tant obséder les esprits au siècle suivant et qu’il est convenu d’appeler le sublime6. La formulation en effet semble n’admettre aucun luxe, et ne reposer sur nulle rhétorique compliquée : le choix de l’impératif pour la protase du système hypothétique permet ainsi de faire l’économie de la conjonction « si »7, comme si la plume du poète filait à l’essentiel et prétendait dégager le bâton des fleurs qui l’ornent8. Tout le vers n’est que variation grammaticale élémentaire – presque un exercice de conjugaison – sur le même matériau lexical, en lui-même parfaitement usuel. Tout le vers repose sur une simple permutation des fonctions syn- taxiques (une antimétabole) qui dit le rêve d’une parfaite réciprocité des relations humaines, et par là l’ordre et l’harmonie d’un monde baigné de 6 Rappelons toutefois que le sublime ainsi conçu réside moins dans le dénuement intrin- sèque de la formulation que dans le contraste perceptible entre cette discrétion formelle et l’intensité frappante de la représentation suggérée ; c’est pourquoi il ne saurait être question de dire que ce vers est pleinement sublime : il ne semble remplir que l’une des deux conditions requises. 7 Il convient bien entendu de faire la part – considérable – de l’innutrition biblique dans l’écriture des poètes tétrastiches. En l’occurrence, la structure du système hypothétique avec protase à l’impératif – parfaitement adaptée à une visée moralisatrice en ce qu’elle permet d’articuler une attitude et sa récompense ou sa sanction – est par exemple for- tement sollicitée dans le livre des Proverbes : cf. « reconnais [l’Eternel] dans toutes tes voies, et il aplanira tes sentiers » (3,6), « aime [la sagesse], et elle te protégera » (4,6), « observe mes préceptes, et tu vivras » (7,2), « quittez la stupidité, et vous vivrez » (9,6), « reprends le sage, et il t’aimera » (9,8), « recommande à l’Eternel tes œuvres, et tes projets réussiront » (16,3), « frappe le moqueur, et le sot deviendra sage » (19,25), « chasse le moqueur, et la querelle prendra fin » (22,10), « ôte de l’argent les scories, et il en sortira un vase pour le fondeur » (25,4), « châtie ton fils, et il te donnera du repos » (29,17)... 8 On aura reconnu la fameuse métaphore du thyrse dans les Petits Poèmes en prose de Baudelaire. L’EFFET DU PROVERBE 147 la sagesse divine9. L’asyndète suggère une évidence, fallacieuse sans doute : les deux propositions sont tout bonnement juxtaposées, c’est-à-dire reliées de la façon la uploads/Litterature/ l-x27-effet-de-proverbe-dans-les-quatrains-de-pibrac.pdf

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