Hugues Dufourt Hauteur et timbre Dans la diversité des éléments de l'univers mu

Hugues Dufourt Hauteur et timbre Dans la diversité des éléments de l'univers musical, le timbre est resté longtemps un de ceux qui s'est dérobé le plus radicalement à l'analyse. Jusqu'à une date récente, les considérations des théoriciens étaient maigres et éparses, les vues courtes, les aperçus rares. On s'accordait à reconnaître au timbre musical un pouvoir suggestif immédiat. On demeurait dans l'incapacité d'en établir le statut théorique réel. Pour ce faire, des précisions analytiques et des interrogations de principe auraient été indispensables. Elles faisaient défaut. Les musiciens ont consigné l'expérience qu'ils avaient du timbre dans des corpus techniques, des traités d'instrumentation ou d'orchestration. Ce fàisant, ils ne dépassaient pas le stade de l'observation empirique. Ainsi le timbre faisait-il l'objet d'un discours qui n'excédait pas l'ordre de la recette de métier, de la trouvaille pratique ou de la description comparative érudite. Il se présentait comme une qualité pure. Dans l'histoire de la musique occidentale, la fonction d'une telle qualité s'est montrée d'âge en âge plus déterminante. Depuis le xvii` siècle, le timbre a surdéterminé de façon irrépressible les autres dimensions de la musique, en particulier le rythme et la hauteur. L'importance toujours grandissante du timbre dans notre culture était déniée, sidon refoulée quand, se désavouant elle-même, la connaissance que nous aurions pu en avoir préférait les vérités latentes aux évidences articulées. La contradiction qui a longtemps existé entre les faits musicaux et la représentation de la musicologie restait inconsciente d'elle-même. Elle a fondé la légitime puissance des chefs d'orchestre, ces dispensateurs charismatiques des timbres. Ainsi apparaît-il que la question de l'histoire et du statut du timbre musical fait partie de ces paradoxes autour desquels la musique occidentale s'est constituée. Dans l'histoire de la musique occidentale, le timbre joue un rôle aussi déterminant qu'occulte, comme si la fécondité d'une telle catégorie pouvait s'alimenter de la méconnaissance dont elle fait l'objet. Le mouvement général de son histoire dans notre civilisation est cependant celui d'une lente désoccultation. La science et l'art conternporains du timbre, si caractéristiques de notre époque, ont parachevé et mené à son terme une émergence historique irrépressible. Mais la musique occidentale n'a pas pu non plus évoluer en direction d'un pur langage des timbres sans opérer une mutation radicale. Celle-ci a eu lieu aussi bien dans l'ordre du discours musical lui-même que dans le domaine de l'interprétation scientifique du phénomène sonore. La représentation d'un monde du timbre exigeait un dépassement de nos modes traditionnels de pensée, supposait des moyens nouveaux et des attitudes mentales différentes. Mettant en oeuvre une nouvelle puissance de discernement et introduisant de nouveaux types d'assemblement, l'avènement d'un art du timbre contribue de son côté à inaugurer une nouvelle ère de la rationalité musicale. A l'intérieur d'une histoire de la fonction du timbre, la phase contemporaine constitue donc une unité complexe dont les différents moments doivent être analysés dans leur interdépendance. Pour comprendre une telle phase, il importe de la même façon de ne pas la dissocier des étapes qui la précèdent et la déterminent car l'histoire du timbre est faite des différents âges d'un devenir unique. Aussi bien dans le domaine de l'évolution des instruments de musique que dans l'ordre des enjeux de civilisation dont elle est le signe, la question du timbre renvoie à des considérations d'histoire longue. Celles-ci requièrent une approche d'ensemble et débouchent sur des problèmes indivis. Pour restituer le mouvement historique réel et la signification des phénomènes interdépendants qui ont permis l'avènement de la science et de l'art contemporains du timbre, nous définirons les caractéristiques fondamentales des différentes périodes de la musique occidentale en décrivant le mode d'intégration plus ou moins restrictif qu'elles ont pu pratiquer à l'égard de l'élément du timbre. L'évolution récente de la musique occidentale de la hauteur vers le timbre ne peut se comprendre si on ne la rapporte à ses origines, c'est-à-dire à l'univers de la théorie musicale antique, qui est exclusivement une théorie des hauteurs. Certes, dès l'époque la plus reculée, on s'est interrogé sur la nature du son et on l'a assimilé à un mouvement. On présume que la vitesse de propagation, la qualité et l'acuité d'un son dépendent de la vivacité de l'impulsion qui est à son origine ainsi que de la rapidité du mouvement de l'air. Les Grecs distinguent le son musical du désordre naturel des bruits. Its décrivent les qualités d'uniformité et de régularité qui les opposent l'un à l'autre. Mais l'Antiquité ne dispose pas de l'appareil scientifique ni de l'outillage mental qui lui eussent permis de dépasser le niveau de globalité d'une telle description. Elle n'est pas parvenue à fonder une acoustique physique établissant la fréquence d'une vibration et le rapport que celle-ci entretient avec la longueur d'une corde vibrante. La description des phénomènes vibratoires n'intervient qu'avec l'avènement de la science expérimentale, au début du xvtie siècle. Elle sera l'oeuvre de Galilée, de Descartes, de Mersenne et de Huygens. L'acoustique de l'Antiquité a réalisé cependant un travail scientifique réel. Élaborant une métrique de la hauteur, elle exprime les intervalles musicaux par des rapports de grandeurs sur le monocorde et décrit les relations entre les principaux intervalles (octave, quarte, quinte) par des moyennes proportionnelles. L'acoustique et la théorie musicale antiques ont repéré les déterminations et les caractères du nombre dans l'ordre sensible. Assimilant celui-ci à un Logos en acte, elles ont construit une représentation du son d'ordre mathématique ou arithmétique qui réduit celui-ci à ses caractéristiques de hauteur. Les Pythagoriciens partent de la constatation qu'il existe une correspondance entre la longueur de la corde vibrante et la hauteur du son qu'elle produit. Les rapports entre longueurs s'expriment par des rapports de nombres. La géométrie du monocorde permet ainsi de mettre en correspondance ces nombres et les intervalles entre les hauteurs qui résultent de la mise en résonance des différentes longueurs de corde. L'ordre musical s'articule désormais en une série de hauteurs distinctes dont les intervalles se divisent selon des proportions. Il est transcrit par les Pythagoriciens dans un système de rapports (comparaison quantitative entre deux grandeurs de même espèce), de proportions (égalité de deux ou plusieurs rapports) et d'équations de proportion (qui établissent la permanence d'un rapport caractéristique). L'émission des instruments qui déterminent la matière même de la sensation est assujettie de son côté à des conditions d'invariance et de précision. Les Pythagoriciens associent donc le son au nombre et à la proportion au point de voir dans les conditions logiques de la combinaison les conditions causales de la détermination des hauteurs. Le son musical est considéré comme un produit de la mesure. L'affirmation des Pythagoriciens selon laquelle tout est nombre constitue moins une mystique qu'une révolution intellectuelle. Celle-ci identifie les intervalles à des rapports numériques, donne un fondement mathématique à leur définition et fait dès lors correspondre les sons et les nombres. Le progrès de la raison consiste en une telle conquête qui, projetant l'ordre auditif des intervalles sur le dispositif spatial du monocorde, assimile les intervalles aux segments de droite et permet leur identification aux unités ou aux fractions numériques. Avec les Pythagoriciens, la pensée grecque fondait la science musicale comme une arithmétique. Mais la constitution de l'harmonique pythagoricienne n'aurait pas été possible sans le truchement de la géométrie et c'est à juste titre qu'on a observé le caractère déterminant de la transposition visuelle. L'intervention des Pythagoriciens consiste, comme l'écrit Valéry, dans le fait d'avoir « divisé les impressions de l'ouïe ». Une telle entreprise de discrimination du sensible et d'adaptation de la sensation. à la mesure supposait un relais sensoriel car, même aidée de la mémoire, l'impression auditive reste naturellement évanescente et fugace. La transcription visuelle de données d'ordre auditif procure à l'intelligence humaine une nouvelle puissance de discernement, une fois que celles-ci sont à la fois fixées, différenciées et rapportées à des grandeurs dont l'intellect peut méditer à loisir les agencements. La division du monocorde, l'élaboration de graphiques et de diagrammes ont fait entrer la science des sons dans l'univers de la rigueur et de la nécessité mathématiques. Dans le même temps, l'étude des sons, de leurs intervalles, des systèmes qui les associent et des tons ou des genres qui peuvent les organiser cultivait désormais l'oreille dans le sens de la différenciation, de la délimitation et de l'articulation du monde de la hiérarchie des hauteurs. Une telle révolution intellectuelle s'est faite par étapes. Dans son livre Les débuts des mathématiques grecques , M. Szabô estime que la théorie des proportions s'est élaborée en trois temps. Elle a pris naissance en musique, s'est appliquée ensuite à l'arithmétique puffs enfin à la géométrie. La période la plus ancienne serait celle d'un travail sun l'état originel du monocorde. La deuxième aurait transformé celui-ci en une sorte de règle graduée qu'un curseur pouvait diviser en douze parties. On appelait canon l'instrument qui produisait à la fois la vibration et sa mesure. La troisième période aurait généralisé la théorie des proportions musicales des nombres entiers, l'aurait transformée en une arithmétique et aurait appliqué cette théorie des proportions numériques aux grandeurs géométriques. De là les mathématiques d'Euclide. En l'état actuel des connaissances, une telle chronologie uploads/Litterature/ hugues-dufourt-timbre.pdf

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