COMMENT LIRE LES POÈMES DE SAINT-JOHN PERSE ? Colette Camelin Les Belles lettre
COMMENT LIRE LES POÈMES DE SAINT-JOHN PERSE ? Colette Camelin Les Belles lettres | « L'information littéraire » 2006/3 Vol. 58 | pages 23 à 27 ISSN 0020-0123 ISBN 2251061231 DOI 10.3917/inli.583.0023 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2006-3-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres. © Les Belles lettres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Le lecteur de Vents voit défiler des paysages américains, européens, asiatiques, des peuples saisis sur le vif « en leurs voies et façons », des époques diverses depuis l’Antiquité assyrienne jusqu’aux premières expériences de fission de l’atome en 1945. Le lecteur de Chronique et Chant pour un équinoxe reconnaît sans peine la thématique du « grand âge »et le paysage provençal, sa lumière, sa flore et sa faune. Reconstruire le monde des poèmes peut constituer une première approche valable. Saint-John Perse a écrit en 1910 à Jacques Rivière que la critique doit être un « compa- gnonnage » qui restitue à l’œuvre son « carénage », c’est-à- dire le monde auquel elle « s’adosse » (Lettres de jeunesse, OC, p. 677 1). C’est une bonne méthode, même pour un agrégatif. Dans un premier temps, nous proposons une étude de critique interne, puis nous aborderons les éléments externes qui peuvent contribuer à éclairer l’œuvre. Critique interne : parcours et tensions Le lecteur patient s’efforcera d’abord de restituer le « carénage » des poèmes, or celui-ci se trouve dans les réfé- rences à l’expérience propre du poète, qui était vaste, et à une large documentation. Les connaissances de Saint-John Perse sont encyclopédiques. Dans les livres de sa biblio- thèque et dans les dossiers qu’il avait soigneusement consti- tués, on trouve les clefs de la plupart des expressions obscures des poèmes sur les pages soulignées et annotées d’ouvrages d’ornithologie, de botanique, de géologie, d’eth- nologie, d’histoire, de parapsychologie ou d’occultisme, comme sur les feuillets de brochures touristiques ou d’ar- ticles de presse soigneusement classés. Ces recherches amé- liorent sa connaissance du monde réel et la précision de son lexique, il tend, selon les termes du chant II d’Oiseaux (OC p. 410), à retrouver la « langue très sûre et très révérencieuse » des « vieux naturalistes français », qui écrivaient à une époque où n’avait pas été consacrée la séparation de la littérature et de la science. Il y a parfois des collages issus de ces ouvrages. S’assurer du sens littéral des mots est donc indispensable à la lecture de l’œuvre, d’autant plus que l’imagination de Saint-John Perse recourt souvent à des dic- tionnaires. Il y cherche des informations sur les mots eux- mêmes, sur leur formation et les liens qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Le sens de ces mots, y compris quand ils sont techniques, est respecté. De plus, il aime jouer avec diverses acceptions d’un mot, non sans humour. Nous avons tenté d’en rendre compte dans le commentaire de l’œuvre poétique intitulé Saint-John Perse sans masque 2. Cet ensemble de références constitue le « magasin » du poète, selon l’expression employée par Baudelaire au sujet des albums de croquis de Delacroix. Pour construire les poèmes, Perse puise dans ce magasin de mots, de faits, d’images, et constitue de vastes ensembles structurés et orientés selon des pôles opposés et des réseaux d’analogies. L’attention au sens littéral des versets s’accompagne d’une exploration de l’ensemble de chaque œuvre. Par exemple, le poète, dans Vents, est appelé le Voyageur, l’Errant, le Proscrit, le Prodigue, il parcourt de vastes territoires. Une manière d’entrer dans l’univers poétique de Saint-John Perse serait dans d’en dresser la carte et la chronologie afin de tra- cer ses propres sentiers à travers ces territoires variés. La complexité de ce parcours semble contraster avec la rigueur de la composition : Vents est organisé en vingt-six chants à la manière des épopées antiques (l’Odyssée en compte vingt-quatre, l’Énéide douze). Ces chants sont struc- turés en quatre séquences, constituées de sept chants pour la première et la dernière et de six pour les séquences II et III. Comment cet ensemble s’organise-t-il ? Pour appréhender la composition du poème, il faut tenir compte de trois dimen- sions : tout d’abord le parcours géographique de Vents, orienté selon les points cardinaux : l’Ouest, le Sud, le Nord, l’Ouest à nouveau, l’Est enfin. On étudiera ensuite l’axe temporel par- couru, en distinguant, d’une part, une dimension horizontale, qui déroule le récit de différents épisodes de l’histoire humaine, tels que rites de l’ancienne Égypte ou de Babylone, les migrations en Amérique, des Indiens aux savants contem- porains, et, d’autre part, une dimension verticale, où sont superposées les diverses valeurs symboliques de ce récit. 23 C. CAMELIN : COMMENT LIRE LES POÈMES DE SAINT-JOHN PERSE ? 1. Saint-John Perse, Œuvres complètes, « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1972 (dorénavant OC, suivi du numéro de la page). Les œuvres au programme sont citées dans l’édition de référence (Poésie/Gallimard, 1968). 2. C. Camelin, J. Gardes Tamine, C. Mayaux, R. Ventresque, Saint- John Perse sans masque, sous la direction de J. Gardes Tamine, Presses Universitaires de Rennes, 2006. Comment lire les poèmes de Saint-John Perse ? © Les Belles lettres | Téléchargé le 06/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.26.70.202) © Les Belles lettres | Téléchargé le 06/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 102.26.70.202) La géographie du poème oppose en effet les points car- dinaux. Le mouvement principal est orienté vers l’Ouest, comme les vents dominants. Les immigrants, face au vent, traversent l’Atlantique, puis le continent américain, à la recherche de terres sauvages, jusqu’aux îles du Pacifique. La séquence II oppose l’hiver stimulant du Nord au Sud, marqué par la mélancolie et la mollesse, puis, à ce dernier, l’ascèse de chevauchées dans les paysages désertiques du grand Ouest. Mais alors que le cavalier allait se perdre au loin à l’Ouest, une main le renverse vers les métropoles de la côte Est et vers l’Europe (Vents, IV, 3). L’évocation de la France bourgeoise et pusillanime à la fin du poème (Vents, IV, 5) est opposée à l’esprit d’aventure américain. À ce parcours géographique, se superpose un parcours dans le temps. Il est fait allusion dans Vents à des périodes diverses de l’histoire, depuis les chamans, « les sculpteurs de vulves » dans les grottes de la préhistoire, jusqu’à la période contemporaine. On croise au cours de notre lecture des reli- gions antiques, de Mésopotamie, de Grèce, de Rome. Si les allusions à certains rites païens comme la hiérogamie (Vents, I, 4) s’inscrivent dans la thématique générale de « l’intolé- rance en toute chose de la limite humaine », les biblio- thèques de l’Égypte hellénistique suggèrent la nécessité de renouveler le savoir figé par l’académisme. L’histoire antique croise l’histoire moderne : le mouvement d’émigra- tion en Amérique continue celui des peuples indo-européens arrêtés quelques millénaires par l’Océan Atlantique, qu’ils ont franchi au XVIe siècle, poursuivant leur course inexorable en Ouest. Vents range en une vaste frise les différents groupes humains qui se succèdent en Amérique depuis les descendants des chamans asiatiques passés par le détroit de Béring, les conquistadores espagnols, « cavaliers sous le morion, greffés à leur monture », les puritains « chapeau sans boucle ni satin », les ingénieurs du XIXe siècle, jus- qu’aux physiciens de l’énergie nucléaire, réfugiés aux États- Unis dans les années trente. Le poème loue l’énergie qui pousse le conquistador du XVIe siècle, l’émigré français du XVIIe siècle, le pionnier du XIXe siècle, le moderne aventurier de la science, à explorer de nouveaux territoires. C’est le mouvement de l’aventure humaine auquel le poète participe lui-même qui l’intéresse. L’enjeu du poème n’est pas d’évo- quer l’histoire de l’Amérique, mais d’emprunter à celle-ci des éléments symboliques pour édifier une éthique et une ontologie. En effet, la poésie de Saint-John Perse, comme il l’af- firme lui-même, procède par « la pensée analogique et sym- bolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères » (Discours de Stockholm, OC, p. uploads/Litterature/ inli-583-0023.pdf
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- Publié le Mai 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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