MARCEL DE CORTE Professeur émérite à l’Université de Liège L'INTELLIGENCE EN PE

MARCEL DE CORTE Professeur émérite à l’Université de Liège L'INTELLIGENCE EN PERIL DE MORT COPIE DE TRAVAIL STRICTEMENT PRIVEE DISMAS MCMLXXXVII © Dismas, 1987. A la mémoire de HENRI DE LOVINFOSSE PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION Les Éditions DISMAS, dirigées par MM. Alain Aelberts et Jean-Jacques Auquier, m'ont demandé avec gentillesse de publier à nouveau ce livre épuisé depuis quelques années et qui pourrait apporter, selon eux, des éclaircissements sur la grande crise que l'humanité entière traverse à notre époque et dont nous ne voyons pas la fin en ce terme du XXème siècle. En dépit de mon âge avancé, je cède volontiers à leur requête, non point simplement pour leur faire plaisir, mais encore et surtout parce que je considère que le diagnostic des malaises et des ébranlements, qui sévissaient déjà il y a presque deux décennies lors de sa publication, s'est accentué aujourd'hui d'une manière indéniable selon les grandes lignes de l'analyse et des prévisions que nous avions alors formulées. Nous sommes comme un médecin qui revoit son malade après un certain nombre d'années et qui constate que la sémiologie qu'il avait proposée, à cette époque, des maux dont nous souffrions alors, vaut encore et surtout pour aujourd'hui. Nous republions donc ce livre après quelques retouches indispensables. En effet comme le lecteur s'en apercevra plus avant, les trois coupes que nous avons effectuées dans ce diagnostic et qui, du reste, convergent vers l'unité, peuvent être réitérées en notre temps actuel. Dans un premier chapitre, nous disions qu'un certain type d'homme - à l'encontre de tous les autres types d'homme qui l'ont précédé et qui n'étaient que les efflorescences de la même nature humaine présente depuis les origines de l'humanité - était désormais hissé au pinacle comme un modèle incomparable : l'intellectuel. Non pas celui qui use de son intelligence pour comprendre le monde extérieur et se soumettre à ce qu’il est essentiellement, mais celui qui fabrique de toutes pièces un monde nouveau qui obéisse à ses utopies et aux images qu'il doit selon lui revêtir. Ainsi se construira un paradis terrestre inédit dans l'histoire, dont l'homme nouveau sera le centre inamovible, selon le vœu exprimé par les penseurs - ou la plupart d'entre eux - qui ont inauguré l'âge moderne où nous vivons, et qui sera l'ouvrage de la seule intelligence humaine, divinisée en quelque sorte. Ainsi l'homme n'est plus un être intelligent qui vit avec un monde ne dépendant pas de lui et avec le Principe divin de ce monde, mais un être souverain qui transforme continuellement le monde afin de le soumettre en fin de compte à sa domination dite rationnelle. A cette époque, la crise actuelle dont nous subissons les ravages commençait à peine. Elle s'est précipitée depuis, avec une puissance qui n'a point d'exemple dans les civilisations qui naquirent et moururent précédemment et qui pourrait inaugurer, selon nous, la première phase de ce que l'on entend par décadence de 1'« homme» (animal raisonnable et vivant en société comme le définissaient les Anciens) et son remplacement par un fabricant d'utopies vouées à un ultime échec. Ce qui serait, si une réaction ne se produit pas, la fin même de l'humanité proprement dite. L'homme d'aujourd'hui (de plus en plus réduit, par ceux qui pré- tendent le diriger, à la seule mission de métamorphoser le monde selon ses désirs les plus matériels camouflés en «humanisme») se trouve devant une faillite qui s'accentue de jour en jour. Son intelligence transformatrice et fabricatrice d’un monde nouveau, son intelligence poétique (du grec poiein, faire) comme disaient les Anciens, prédomine de façon quasi exclusive. La crise dont nous mourrons peut-être si une revitalisation ne s'effectue pas dans nos mœurs, surtout dans nos mœurs intellectuelles, on n'en parle guère chez les savants qui l'ont déclenchée et qui ont construit de toutes pièces un monde de plus en plus artificiel autour de nous, et même en nous. Au contraire, quand ils s'en préoccupent, c'est pour proposer au malade de reprendre et de continuer sur le même plan abstrait et utopique les tentatives antérieures qui ont échoué. Je lisais récemment qu'un groupe de savants s'était réuni et avait proposé, comme remède à la contagion qui s'étend de nos jours sur toute la planète, des machines nouvelles bien spécialisées et mises en branle par de rares techniciens chevronnés. Ces machines sont déjà à pied d’œuvre. Le mal dont nous souffrons atteint tous les aspects de la vie humaine et c'est à renforcer les mécanismes de toute espèce qui l'ont provoqué qu'il faut, selon la plupart des intellectuels, désormais se confier. Le mécanique exclura donc encore davantage le vital, l'abstrait le concret, l’utopique le réel. Du réel, on ne parle plus guère. On veut faire fonctionner la pseudo-société actuelle sans rites, sans cérémonies, surtout religieuses, sans recourir à la foi patriotique, à la nation, en ne songeant qu'à la seule industrie (qui verra de ce fait le nombre déjà immense de chômeurs augmenter) et au commerce qui se désincarnera de plus en plus de ses marchands pour se fixer définitivement dans quelques rares entreprises géantes sinon dans l'Etat socialiste universel, maître unique de cette ultime nouveauté. Le langage rationnel se réduira à un vocabulaire technique accessible aux seuls initiés. La langue usuelle deviendra un pur jargon, «choses, machins, trucs», parce qu'elle ne véhiculera plus le réel. Produire, consommer sera l'unique loi des hommes selon les suggestions communiquées par les media. Etre citoyen, ce sera être manœuvre (rarissime), technicien, créateur de biens strictement matériels et acheteurs de ceux-ci, dans un cercle sans fin. Partout l'utopie sans cesse renouvelée aura remplacé la réalité sociale proprement dite, au bénéfice des seuls «intellectuels» nouveau style, provoquant ainsi une crise plus grave encore où il sera impossible de distinguer la fiction préfabriquée de la réalité qui subsisterait encore. L'Europe unifiée que les politiciens aveugles nous proposent en lieu et place de notre patrie, ce vaste continent où personne ne connaîtra plus réellement personne, est l'utopie de cette utopie. Les techniciens industriels et commerciaux, les banquiers dont ils sont trop souvent les dociles fidèles, les États, devenus des manieurs d'argent sans plus, tous les thuriféraires du « monde nouveau » qui surgit malgré les crises qui l'affectent, la plupart des hommes aujourd'hui, tous sont divorcés de la réalité sociale. Ce ne sont plus des hommes ouverts à la multiple réalité qui les entoure et à sa Cause suprême qui nous gouvernent aujourd'hui : ce sont, sauf rarissimes exceptions, les féodaux de notre pseudo-démocratie (uniquement verbale), c'est-à-dire les meneurs syndicaux (non les syndicats eux-mêmes) et les chefs apparents et surtout effectifs des partis (non les partis eux-mêmes et moins encore les électeurs de ces partis). Puisqu'ils ne sont plus incarnés dans les authentiques réalités sociales (famille, région, patrie) ; puisqu'ils ne communiquent plus avec celles-ci dont le monde a vécu naguère encore; puisqu'ils n'ont plus de relation qu'avec des individus anonymes en voie de désincarnation comme eux, ils n'ont plus à leur disposition que le langage exactement comme les romantiques du siècle dernier ou encore la violence effective ou larvée et dissimulée sous de nouvelles lois prétendument salvatrices, pour étendre leur volonté de domination. Règnent seuls actuellement et nous nous en apercevons de plus en plus en cette crise terrible qui s'étend sur toute la planète, le spécialiste de la parole et le meneur des masses. C'est ce que nous avons appelé plus loin le renouveau du romantisme sous le masque de la science ou, plus exactement, de la nouvelle conception du monde élaborée sous le seul angle que lui imposent les techniques et l'activité dite poétique, constructrices de la nouvelle humanité. Le romantisme de la science (réduite à la seule idée désincarnée qu'on s'en fait) a envahi toute la pseudo-civilisation qui nous dessèche, sous deux formes très visibles aujourd'hui le romantisme sec, calcinateur, décharné, de ceux qu'on appelle les pionniers de la science (en ce sens qu'ils creusent sans cesse du nouveau) et qui proposent un avenir radieux, véritablement scientifique, à l'univers qui leur obéit ; et le romantisme verbeux, bavard et prolixe de ceux qui utilisent les transformations que les premiers proposent, pour s'élever au plus haut degré dans la société qu'ils édifient. Dans les deux cas, on se trouve devant des mondes anthropocentriques qui se revêtent du caractère divin que l'humanité à toujours reconnu aux réalités qui la dépassent et qui la règlent. Aujourd'hui, en 1987, les hommes se tournent moins que jamais vers les grandes réussites authentiquement sociales du passé et vers Dieu qui les a dérivées de la nature humaine. Ils se dirigent vers un monde qu'ils ont construit eux-mêmes en fonction de leur raison désincarnée et qui se trouve ainsi privé de transcendance, promu à une «hominisation» intégrale. Le rationalisme romantique - ces deux mots ne jurent plus ensemble - hostile à toute métaphysique, à toute morale, se fondant sur la seule raison instrumentale, grâce à laquelle nous sortirons de la crise et qui bâtira le monde nouveau bien calculé dorénavant, correspond derechef à la primauté de l'imagination poétique, du « faire », du « construire » uploads/Litterature/ intelligence-en-peril-de-mort.pdf

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