Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt Katherine Ro

Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt Katherine Roussos [1/ 17] Introduction : Isabelle Eberhardt, sa vie, sa quête Qui est Isabelle Eberhardt ? À la fois amoureuse de la vie et obsédée par la mort, femme européenne et homme arabe, combattante et fataliste, habituée des écoles religieuses et des quartiers réservés — cette nomade et écrivain ne se soumet pas aux catégories toutes faites. C'est précisément dans la coexistence des opposés qu'elle affirme son identité si singulière. Dans le tourbillon de myriades de contradictions, elle retrouve dans sa dévotion à l'islam une simplicité calme et résignée ; elle s'inspire de l'esprit pur du nomade. En inventant sa vie, comme un jeu ou comme un roman, elle poursuit pleinement sa quête, passionnée, de transcendance. Isabelle Eberhardt est née en 1877 à Genève, de Nathalie Moerder (née Eberhardt), une aristocrate russe, et de père inconnu. Elle reçoit l'instruction de l'érudit anarchiste Alexandre Trophimowsky, son père présumé, qui trouve plus commode de l'élever comme un garçon. Isabelle et son frère aîné, Augustin, apprennent plusieurs langues, y compris l'arabe.Ils rêvent tous les deux de partir au Maghreb, ce que fait d'abord Augustin ; dès qu'il a l'âge requis, il débarque avec la Légion étrangère en Algérie, d'où il écrit de longues lettres à sa soeur. Trois ans plus tard, en 1897, Isabelle et sa mère s'installent à Bône, en Algérie. Isabelle quitte la Suisse en espérant ne jamais y revenir. Comme l'expliquent ses biographes : « Elle veut rompre avec un siècle, une civilisation et certainement une famille qui ne répondent pas à sa soif d'absolu.»7[1] Sa mère meurt quelques mois après, et Isabelle commence sa vie de nomade. Notes [1] Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable, présentation de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Grasset, 1990, vol. 1, p. 12. La volonté d'Eberhardt est de « vivre libre, sans attaches, comme le vagabond mais aussi comme l'écrivain libre d'inventer un monde»[1] Mais, n'ayant pas d'attaches, elle s'attache à tour avec des sentiments aussi forts qu'éphémères. Dans sa vie remplie de contradictions, elle cherche en même temps que la liberté et l'autonomie absolues, l'abandon total à Dieu. Quel Dieu ? Elle le retrouve dans l'islam ésotérique [2] mais aussi dans les marges et les ténèbres de l'esprit humain. Le Dieu d'Eberhardt égale tout ce qui touche aux limites du possible, ce qui tend vers un absolu lointain, que l'on saisit dans de brefs moments d'extase et de transcendance. Eberhardt a besoin d'écrire, de raconter ses expériences, d'élaborer ses contradictions et ses confusions intérieures, mais aussi d'agir dans le monde. Ce n'est pas assez d'embrasser l'islam dans sa vie ; elle cherche aussi, à travers ses écrits, à promouvoir l'islam chez les Européens. Elle propose ainsi un lien entre l'Occident et l'Orient qui s'oppose à la domination coloniale. Détournant l'idée du « white man's burden », Eberhardt voit dans l'islam un dernier recours pour sauver (civiliser ?) une Europe atteinte d'un vide cancéreux. Globalement, Eberhardt critique le pouvoir corrupteur de la civilisation occidentale sur l'Orient. Au niveau personnel, elle rejette l'Occident, qui ne correspond pas à sa nature portée à la dévotion. Ce qui motive Eberhardt, c'est une croyance très profonde en la vie dans ses extrêmes : un désir de tout connaître et tout saisir, vivant pleinement la condition humaine. En contemplant sa mort, Eberhardt écrit qu'elle veut être enterrée « dans le sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l'Occident envahisseur »[3]. Dès sa jeunesse, elle rêve de l'Orient, symbole d'un bonheur qui réside dans un ailleurs lointain. Eberhardt voit dans le colonialisme une médiocrité moderne de l'Europe qui piétine un Orient caractérisé autant par sa quête spiri- tuelle de l'absolu que par sa volupté sacrée. L'Europe, par contre, est un continent que [...J les hommes sont en train de transformer en une vaste usine, avant d'en faire une terre de désespoir [...] [4]. Dieu est remplacé par la machine ; beauté et transcendance sont éclipsées par la quête de profit et d'efficacité. Notes [1] Ibid., p. 12, présentation. [2] islam ésotérique, appelé également soufisme, existe depuis le début de l'islam. Il est considéré comme le noyau caché de l'islam, destiné aux initiés. Puisque seule existe l'unité divine, ces initiés, se jugeant eux- mêmes en Dieu, peuvent même être acquittés des devoirs de l'islam exotérique destiné aux masses. [3] Isabelle Eberhardt, Notes de route : Maroc-Algérie-Tunisie, Actes Sud, 1998, p. 94. [4] Isabelle Eberhardt, Rakhil: roman inédit, présenté par Danièle Masse, La Boire à Documents, p. 27. Ce livre comprend deux versions du roman. Cette citation vient de la première version, de l’autofiction, dans laquelle le protagoniste, Mahmoud, est manifestement Eberhardt/Mahmoud Saadi. Depuis son départ en Algérie, l'Europe est désormais la terre d'exil. Expulsée de l'Algérie par l'administration française, Eberhardt, angoissant à Marseille, dénonce : « La société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour le divin frisson de volupté, mais pour oublier l'inexprimable douleur de vivre, attendant, crainrive et impatiente à la fois, l'heure de mourir [...] [1]. C'est l'absence de foi qui provoque la peur de la mort, la perte de confiance dans la vie. Même le plaisir y est une fuite, et non pas une expérience sacrée. Eberhardt décrit le déclin d'une Europe nihiliste, vidée de sens. La seule possibilité de sauver l'Europe moderne, est de revenir aux valeurs qu'a conservées un Orient intemporel, et surtout celles de l'islam. De même, dans sa vie personnelle, Eberhardt cherche dans l'intemporalité de l'islam des valeurs disparaissant dans l'Europe industrialisée. En outre, l'islam continue de nos jours de s'opposer au vide créé par un monde de plus en plus sécularisé. Isabelle Eberhardt voyage d'abord en tant que journaliste. Elle se donne le nom de Si Mahmoud Saadi et porte le costume traditionnel de l'homme arabe. Parmi les raisons citées par Eberhardt : « Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n'aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble avoir été faite pour l'homme et non pour la femme. »[2] Cependant, ce n'est pas souvent qu'Eberhardt écrit sur la condition féminine, surtout à propos de sa propre vie [3]. Est-ce qu'elle arrive même à oublier qu'elle n'est pas que Si Mahmoud Saadi, taleb et cavalier ? En tout cas, son déguisement est convaincant, comme k montre l'anecdote suivante : « Le chef de poste, un capitaine de h Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout h rapport qu'il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et h tout jeune Arabe qui la lui tend. »[4] . Ce jeune arabe imberbe qu'est Si Mahmoud Saadi change son passé selon les circonstances, au gré de son inventrice. Notes [1] « I:Âge du néant », dans Écrits sur le sable vol. Il, op. cit., p. 530. [2] Écrits sur le sable I , p. 73. [3] Un autre passage significatif à cet égard décrit ses sentiments après une visite à Lèlla Zeyneb, « la maraboute », dirigeante d'une zaouïa. Cette femme raconte à Eberhardt sa tristesse d'avoir été obligée de se priver de mari et d'enfants, afin d'avoir ce rôle de maraboute pour lequel elle n'est même pas appréciée. À ce propos, Eberhardt écrit : « Je me sens devenir triste, devant cette douleur injuste: cachée peut-être depuis des années, qui ne se fait jour qu'en présence d'une autre femme dont la destinée est aussi très éloignée de l'ordinaire. Notes de route. p. 263. En devenant Mahmoud Saadi, Eberhardt échappe à la condition féminine d'un monde fait « pour l'homme et non pour la femme ». En outre, dl( montre beaucoup de compassion à l'égard des prostituées et des femmes victime: d'injustices, mais de la même manière qu'elle le fair aussi pour les hommes. [4] Isabelle Eberhardt, Sud Oranais, Editions Joelle Losfeld, 2003, p. 23. Chez les peuples du désert, Eberhardt trouve une certain tolérance, même pour sa double identité. À propos des relation entre Eberhardt et les paysans musulmans, Robert Randau, son an et biographe, écrit : « Très abordable, elle voulait qu'ils la considérassent comme un simple ratel), comme un lettré de zaouïa. Nul parmi eux n'ignorait cependant que ce svelte cavalier au burnous d'un blanc immaculé et au mesure écarlate fût une femme » [1]. Mais par politesse, ils ne font jamais mention de cela. Ses confrères n'accordent, eux non plus, pas d'importance au fait que Si Mahmoud Saadi soit une femme. Se peut-il que sa double identité fût plus acceptée au Maghreb qu'en Europe [2]? Le travestisme n'est certainement pas étranger aux traditions algériennes, comme le montre la parodie rituelle du Rekeb dans laquelle les femmes se déguisent en autorités religieuses masculines [3]. En outre, serait-il possible d'établir un lien avec le soufisme, qui croit en l'abolition de toute dualité ? Déjà au treizième siècle, des maîtres soufis tels qu'Ibn Arabi écrivent sur la dissolution des concepts de mâle et de femelle. Si seule existe l'Unité divine, quelle importance accorder aux distinctions de sexe ? En outre, bien avant les écrits d'Eberhardt, uploads/Litterature/ isabelle-eberhardt-islam-et-occidentalisation.pdf

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