La biographie langagière Une mise en lumière des pratiques des langues, des sav
La biographie langagière Une mise en lumière des pratiques des langues, des savoirs et des identités Au-delà de la définition du Cadre Européen Commun de Référence pour les langues et des utilisations préconisées dans les portfolios européens des langues, la biographie langagière a toute sa place en alphabétisation populaire comme outil de prise de pouvoir sur son devenir, qu’on soit ou non francophone. Il s’agit par l’intermédiaire de la biographisation des expériences plurilingues et interculturelles de s’intéresser aux pratiques des langues, marqueurs identitaires forts. La biographie langagière peut servir à la fois à éclairer son parcours, à situer son rapport aux langues, à révéler ses savoirs enfouis, ainsi qu’à situer ses pratiques culturelles à l’échelle de la société. Cet outil, utile à la fois pour les apprenants et pour les formateurs, permet de dépasser une vision standardisée de l’apprentissage et des pratiques des langues, et de développer une observation fine des usages des langues. Par Aurélie AUDEMAR 38 Journal de l’alpha n°207 J ’avais quinze ans. Dans une boulangerie du boulevard Saint-Michel, la vendeuse m’a fait répéter trois fois ce que je lui demandais. Elle ne comprenait pas. Elle a fait une réflexion sur ces ‘Espagnols de l’armée en déroute’, incapables de s’exprimer. C’était un propos xénophobe comme on en entendait beaucoup contre nous dans ces années-là. Je me suis juré que plus jamais personne ne me dirait pareille chose. Désormais, je par- lerai français comme les Français. Je ne refuserai pas pour autant d’être espa- gnol. Il me fallait pouvoir être les deux, espagnol et français. »1 « Immédiatement, mais aussi fondamentalement, l’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue. (...) Curieuse, amu- sante, excitante, cette trace allogène irrite les autochtones : ‘En voilà une autre langue’, se disent-ils, ‘c’est bien un autre (...) qui s’exprime là, il n’est pas des nôtres, il n’en est pas, que veut-il ou elle, on n’en veut pas...’ Ce raisonnement ne s’accomplit pas toujours jusqu’à son terme, heureusement. Mais il est sous- jacent aux attitudes les plus tolérantes, et en temps de crise, il ne manque pas de produire les pires effets dont sont capables les humains, c’est-à-dire la chasse à l’homme ou à la femme, et le meurtre. De fait, quel est l’indice ultime d’une identité groupale ? On a pu distinguer des nations qui définissent leur identité à partir de leur appartenance au sol, d’autres, à partir de leur appar- tenance au sang. La plupart cependant, par-delà le sol et le sang, enracinent leur image identitaire dans la langue. »2 Ces mots de Jorge Semprun et de Julia Kristeva sont une invitation à replacer la question de l’apprentissage de la langue dans l’histoire de la comédie (ou de la tragédie) humaine, à l’inscrire dans le vrai monde, et non à la disséquer dans un laboratoire que serait l’espace de formation, tel un artéfact. Les formations en alphabétisation engagent apprenants et formateurs dans la découverte et la pratique d’outils majeurs de compréhension, d’expression et de construction de soi et de son environnement que sont les langages oral 1 Propos de Jorge Semprun extraits de l’article : Michèle GAZIER, Martine LAVAL et Emmanuelle BOUCHEZ, Français dans le texte, in Télérama, 25 janvier 1997 (en ligne : www.telerama.fr/livre/francais-dans-le- texte,69949.php). 2 Julia KRISTEVA, L’amour de l’autre langue, Discours d’inauguration au Sommet du livre à la Bibliothèque nationale de France, 13 octobre 2014 (en ligne : www.kristeva.fr/la-traduction-langue-de-l-europe.html). « 39 Apprendre une langue et écrit. Les mille-et-une formes que peut prendre la langue, en ce qui nous concerne, le français, sont autant de propositions de lectures et de récits du monde. À l’heure de crises et de tensions identitaires fortes, il semble néces- saire de rappeler qu’il n’existe pas de culture « pure », de langue « pure », d’individu « pur ».... Il n’existe pas une manière de parler le français ni de l’écrire mais autant de pratiques que de situations, de contextes, d’interlocu- teurs. Individus et groupes sont traversés de nombreuses cultures (familiale, générationnelle, régionale, de quartier, de classe sociale, de genre, de tra- vail,...) qui vont se traduire dans leurs pratiques langagières. Contrairement aux mouvements racistes, xénophobes..., notre volonté, en alphabétisation n’est pas de hiérarchiser ces différentes cultures mais bien de les situer et de les comprendre. Développer une conscience des usages de la langue est une étape vers la (re)connaissance et la rencontre d’autres possibles, la construc- tion d’un langage choisi et l’augmentation de son pouvoir d’agir. Avoir des clés de compréhension de la complexité des situations de commu- nication, se situer dans ses pratiques de la langue, en découvrir de nouvelles à travers le temps et l’espace demande un travail de mémoire, de mise en récit de son histoire, d’écoute de celles d’autres, de pratique de l’altérité et du dialogue interculturel. En cela, les biographies langagières, que l’on retrouve dans les portfolios européens des langues3, destinés initialement à l’appren- tissage d’une langue étrangère, constituent un outil pertinent que cet article propose de repenser dans le cadre de l’alphabétisation populaire. S’emparer du rapport à la langue en alphabétisation Le questionnaire à l’accueil, que l’on rencontre dans de nombreux centres d’alphabétisation, interroge la pratique de la langue sous deux formes : une implicite par le biais de la nationalité, de l’origine, de la scolarité, des for- mations suivies, et une autre plus explicite via un test de positionnement évaluant quelques aspects linguistiques. Certains vont plus loin en ajoutant 3 À l’initiative du Conseil de l’Europe, trois portfolios de compétences en langues étrangères ont été réalisés : Mon premier portfolio des langues, Portfolio européen des langues de l’enseignement secondaire, Le portfolio pour la vie. Mon premier Portfolio est téléchargeable à la page : www.enseignement.be/index. php?page=23827&do_id=1030&do_check 40 Journal de l’alpha n°207 des items dont l’objectif est la vérification du statut du français dans la vie de l’apprenant (est-elle sa langue maternelle, seconde ou étrangère ?) et éven- tuellement en lui demandant de lister les autres langues qu’il parle ou écrit. Si ces données restent informatives et réduites à une formalité administrative, elles ne participeront malheureusement pas au processus d’apprentissage. La biographisation des expériences langagières propose, elle, de s’emparer de la question de la langue dans un but formatif, de s’engager dans un pro- cessus de réflexion et de transformation du regard sur les usages personnels et collectifs. Elle s’inscrit comme un sous-ensemble du récit de vie et prend donc l’angle de la langue pour se raconter. « Il y a récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue. »4 Elle fait du français un objet d’apprentissage et un objet culturel participant à la construction de l’identité individuelle, de celle des groupes, internes et externes à la formation. La biographie langagière et le plurilinguisme Les biographies langagières qui s’inscrivent dans les recommandations du Cadre Européen Commun de Référence pour les langues (CECR)5, des- tinées à l’enseignement d’une langue étrangère dans le milieu scolaire ou dans les formations pour adultes, interrogent les expériences existentielles et scolaires, plurilingues et interculturelles. Elles offrent un moyen d’accé- der à une compréhension du processus d’apprentissage, un cadre d’analyse du lien entre les situations de communication et les langues utilisées, ainsi que des multiples façons d’apprendre : « La biographie langagière d’une per- sonne est l’ensemble des chemins linguistiques, plus ou moins longs et plus ou moins nombreux, qu’elle a parcourus et qui forment désormais son capital langagier : elle est un être historique ayant traversé une ou plusieurs langues, maternelles ou étrangères, qui constituent un capital langagier sans cesse 4 Daniel BERTAUX, Les récits de vie. Perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, 1997. 5 Conseil de l’Europe, Cadre européen commun de référence pour les langues. Apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg, 2001, p. 130 (en ligne : www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Framework_fr.pdf). 41 Apprendre une langue changeant. Ce sont, au total, les expériences linguistiques vécues et accumu- lées dans un ordre aléatoire qui différencient chacun de chacun. »6 Les biographies langagières peuvent rencontrer différents objectifs décrits dans une des notes introductives des portfolios européens des langues : « La biographie langagière retrace tes contacts avec les langues (voir extrait ci- contre), tes progrès d’apprentissage, comme un journal de route. Ce journal va t’aider à te rendre compte de ce que tu sais déjà et ce que tu as déjà appris, à faire le point sur ce que tu peux faire pour apprendre encore plus, et aussi à fixer tes objectifs et à évaluer toi-même tes progrès. »7 L’apprenant est ainsi invité à s’interroger sur son passé linguistique et ses compétences actuelles, à l’oral et à l’écrit, pour mieux construire son appren- tissage. Des grilles d’autoévaluation préremplies en fonction des descriptifs des niveaux du CECR sont proposées. Elles sont précédées d’un travail ré- flexif qui s’intéresse à l’expérience, aux « langues dans ma vie », présenté sous forme d’un questionnement qu’illustrent les exemples suivants : – – les langues que je parle ou que je comprends : ma/mes langue(s) maternelle(s) ou première(s), apprise(s) à l’école, en formation, de la famille, uploads/Litterature/ ja207-p038-audemar-biographie-langagiere 1 .pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Apv 09, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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