Troisième partie Histoire 68 Chapitre 8 Problèmes de l’historiographie du jazz
Troisième partie Histoire 68 Chapitre 8 Problèmes de l’historiographie du jazz L’histoire du jazz est un sous-ensemble de l’histoire de la musique. À ce titre, l’historiographie de la première connaît les mêmes problèmes que celle de la seconde. Mais il est aussi des problèmes spécifiques à cette histoire particulière. Avant d’aborder ce qui concerne la narration proprement dite, il est utile de s’attarder un moment sur trois questions : la relativité d’une durée courte, l’origine et l’aire culturelle, le type de narrativité. 8.1 Relativité Nous verrons plus loin qu’on peut faire débuter une préhistoire du jazz vers 1866 et une histoire proprement dite en 1917. Selon l’une ou l’autre borne, en 2007, on se penche sur une histoire d’un peu plus ou d’un peu moins un siècle, ce qui est évidemment très peu pour une histoire musicale. La conséquence la plus importante de cet état de fait est, semble-t-il, la relativité de la durée. D’une part les périodes sont très courtes : les styles se succèdent au rythme souvent d’une décennie, voire moins. La durée de vie et d’activité des musiciens, en conséquence, excède de beaucoup celle de dominance des styles. Un musicien comme Duke Ellington, actif sans interruption entre 1924 et 1974 a connu toutes les grandes mutations de la première partie de l’histoire du jazz. En quoi la succession de styles dominants dans sa période d’activité a-t-elle affecté sa musique et, réciproquement, comment sa musique a-t-elle pu infléchir l’évolution stylistique, sont des questions qui peuvent donc être posées. D’autre part, à une période donnée, plusieurs musiciens d’âge différent sont en activité en même temps et donc, le plus souvent, plusieurs styles d’époques différentes sont joués simultanément et ce par leurs créateurs mêmes. Tels sont les questions originales que peut poser une histoire resserrée comme celle du jazz. 8.2 Aire culturelle La question de l’origine de cette musique sera abordée plus loin. Mais il est admis depuis longtemps que le jazz est une musique afro-américaine, c’est-à-dire créée par des Noirs sur le territoire des États-Unis. Naturellement, l’historiographie s’est donc concentrée sur la musique de cette communauté particulière, afro-américaine. Or, – c’est l’un des enjeux de l’historiographie actuelle du jazz –, cette appartenance culturelle est aussi une question que doit se poser, et que se pose, de facto, cette historiographie. L’importance de la contribution des Blancs au jazz est discutée depuis longtemps, souvent de façon polémique. Il s’en ajoute aujourd’hui une autre qui est celle des non-étatsuniens, en particulier des Européens. L’historiographie a globalement – et sauf très rares exceptions – occulté purement et simplement les apports au jazz provenant d’autres pays que les États-Unis. Cette attitude est aujourd’hui, heureusement, moins courante, y compris chez les historiens étatsuniens. 8.3 Narrativité Enfin, et il s’agit plutôt d’une des grandes questions de l’historiographie de la musique en général, le problème du type de narrativité adopté et de sa pertinence est décisif. L’histoire du jazz, le plus souvent, est racontée comme une succession de styles s’enchaînant les uns aux autres. 69 Chacun d’entre eux aurait ses caractéristiques musicales et ses maîtres. L’avènement d’un style rend en quelque sorte le précédent obsolète et le repousse dans une phase antérieure d’une évolution générale, laquelle est précisément tracée en fonction de cette linéarité successive. On peut parler de cette façon de vision moderne de l’histoire où la notion de progrès tient une grande place. Pour traiter de cette discussion, on fera appel à la notion d’intrigue qu’a proposée l’historien Paul Veyne : « Les faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu “scientifique” de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative : la genèse de la société féodale, la politique méditerranéenne de Philippe II ou un épisode seulement de cette politique, la révolution galiléenne. Le mot d’intrigue a l’avantage de rappeler que ce qu’étudie l’historien est aussi humain qu’un drame ou un roman, Guerre et Paix ou Antoine et Cléopâtre. Cette intrigue ne s’ordonne pas nécessairement selon une suite chronologique : comme un drame intérieur, elle peut se dérouler d’un plan à l’autre ; l’intrigue de la révolution galiléenne mettra Galilée aux prises avec les cadres de pensée de la physique au début du XVIIe siècle, avec les aspirations qu’il sentait vaguement en lui-même, avec les problèmes et références à la mode, platonisme et aristotélisme, etc. L’intrigue peut donc être coupe transversale des différents rythmes temporels, analyse spectrale : elle sera toujours intrigue parce qu’elle sera humaine, sublunaire, parce qu’elle ne sera pas un morceau de déterminisme. »80 On proposera donc d’appliquer cette notion au domaine qui nous intéresse. On parlera ainsi d’intrigue linéaire principale pour résumer le choix fait dans la plupart des ouvrages d’historiographie générale du jazz, consistant à adopter comme fil narratif la succession des styles et l’élection de maîtres pour chacun d’eux. Le mot intrigue est donc pris dans le sens que lui donne Paul Veyne. La linéarité du deuxième terme de l’expression désigne la succession chronologique où l’on fait s’enchaîner les styles. Enfin, le troisième terme, principale, parce que, d’une part elle est de loin la plus répandue dans l’historiographie du jazz de toutes les époques et de tous les lieux, et d’autre part nous pensons qu’elle doit effectivement rester centrale, qu’elle forme en quelque sorte une colonne vertébrale de toute histoire du jazz. On sait que, dans de nombreux domaines, cette linéarité a été remise en cause par ce qu’on a précisément appelé le postmodernisme. Qu’en est-il pour le jazz ? Quels sont les manques de la conception linéaire de son histoire. On peut en voir au moins trois. Le premier, le plus important sans doute, est qu’elle laisse de côté de très nombreux musiciens de très grande importance. Peut- être le premier d’entre eux, Duke Ellington, de facto, ne trouve pas sa place dans cette intrigue. Sa carrière couvre une période (1924-1974) où se succèdent pratiquement la totalité des styles identifiés, mais il n’appartient à aucun en propre et à presque tous d’une façon ou d’une autre. De nombreuses autres personnalités n’entrent pas dans ce découpage. Parmi les vocalistes Nat King Cole ou Billie Holiday par exemple. Mais aussi les pianistes Erroll Garner, Art Tatum… Il est donc très problématique de dresser une carte qui laisse sur son côté des musiciens qui, en nombre et en qualité, ne peuvent être considérés comme des exceptions et a fortiori comme mineurs . 80 Veyne 1971, p. 51-52. 70 Le second problème est celui des phénomènes de recoupement des styles et de revival. Même si l’on admet une idée de progrès où chaque style repousse le précédent dans le passé, les styles « périmés » continuent toujours d’être joués. On retrouve ici la question précédemment évoquée des durées très courtes de l’histoire du jazz. Quand la période de dominance d’un style ne dure qu’une dizaine d’années, il est absolument évident que ses représentants ne vont pas réformer leur musique aussi souvent qu’évoluent les styles. Que faire alors ? Ignorer des musiciens d’importance en activité sous prétexte que le style qu’ils continuent à pratiquer n’est plus dominant ? C’est évidemment une option très problématique. D’autre part, le jazz donne de nombreux exemples de revival c’est-à-dire de relecture d’un style ancien. Mais ces relectures ne sont jamais de simples recréations à l’identique. Faut-il ne pas en tenir compte parce que le train de l’histoire a passé et qu’il rend ces manifestations obsolètes parce que renvoyant à un passé révolu ? Là encore, le risque est grand d’une histoire trop normative qui ferait l’impasse sur des musiques réellement jouées et qui font bel et bien partie de la dite histoire. Le troisième problème est celui de la période postérieure à 1975 ou, de facto, l’intrigue linéaire principale en fonctionne plus. Le rythme assez régulier d’un style apparaissant tous les dix ans environ – périodisation assez efficiente depuis le début de l’histoire du jazz –, tout à coup se révèle inopérante. Ce n’est pas seulement la périodisation qui connaît des ratés mais surtout la notion de style elle-même. On assiste à un double mouvement de multiplication et d’atomisation. Dans le même temps la notion de “maître” devient plus floue. On observe qu’un plus grand nombre de musiciens produisent des musiques dignes d’être retenues, mais qu’il est plus difficile de les regrouper par style. Une très grande diversification se manifeste où les individus paraissent plus isolés dans des esthétiques plus particulières. Dans le même mouvement, l’apparition de maîtres est moins évidente. Globalement, les choses deviennent plus diffuses. Il paraît évident en tout cas que l’intrigue linéaire ne peut plus fonctionner. Autant un relatif consensus se forme sur cette intrigue pour décrire l’histoire du jazz entre 1917 et 1975, autant, pour la période postérieure, un grand nombre de divergences apparaissent : il n’y a plus de narration consensuelle. Il est bien évident que la uploads/Litterature/ jazz-idiome-histoire-2.pdf
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- Publié le Nov 06, 2022
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