SYNCHRONIE ET DIACHRONIE : ENJEU D’UNE DICHOTOMIE DE LA LINGUISTIQUE A L’INTERP

SYNCHRONIE ET DIACHRONIE : ENJEU D’UNE DICHOTOMIE DE LA LINGUISTIQUE A L’INTERPRETATION DE LA BIBLE par Christophe RICO Université de Strasbourg Ecole Biblique et Archéologique française de Jérusalem Comme le sens littéral est celui que l’auteur entend signifier, et comme l’auteur de l’Ecriture sainte est Dieu, qui comprend simultanément toutes choses dans la simple saisie de son intelligence, il n’y a pas d’obstacle à dire, à la suite d’Augustin, que selon le sens littéral, même dans une seule ‘lettre’ de l’Ecriture, il y a plusieurs sens.1 SOMMAIRE Une réflexion générale sur les concepts linguistiques de diachronie et de synchronie pourrait permettre de porter un nouvel éclairage sur l’herméneutique des textes bibliques. La première partie de cet article décrit donc la genèse et l’évolution de la fameuse dichotomie saussurienne, et son incidence dans l’interprétation des textes. Dans une deuxième étape, les deux catégories de Saussure sont confrontées à d’autres perspectives qui permettent de dépasser la tension entre synchronie et diachronie textuelles, notamment l’approche de Guillaume (endochronie), celle de l’herméneutique antique (métachronie) et celle de la pragmatique (autochronie). Cette comparaison débouche sur une réévaluation de la perspective saussurienne en vue de l’étude du signifié, et notamment de celui des textes bibliques. SUMMARY A consideration of the linguistic concepts of diachrony and synchrony could lead to a greater understanding of Biblical hermeneutics. The first part of this article discusses the origin and the evolution of the well known Saussurian dichotomy, as well as its influence on textual interpretation. In the second part the two Saussurian perspectives are compared with other categories allowing us to go beyond synchronical and diachronical textual opposition: those applied by Guillaume (endochrony), by the first to comment on literary texts (metachrony) and by pragmatic approach (autochrony). Such a comparison permits us to make a new appraisal of the two Saussurian perspectives in order to achieve a better analysis of the signified, especially with respect to Biblical texts. « Sur le salut des âmes ont porté les investigations et les recherches des prophètes, qui ont prophétisé sur la grâce à vous destinée (eivj u`ma/j). Ils ont cherché à découvrir quel temps et quelles circonstances (eivj ti,na h' poi/on kairo,n) avait en vue (evdh,lou) l’Esprit du Christ, qui était en eux, quand il attestait à l’avance (promarturo,menon) les souffrances du Christ et les gloires qui les suivraient (meta. tau/ta). Il leur fut dévoilé (avpekalu,fqh) que ce n’était pas pour eux-mêmes, mais pour vous, qu’ils administraient ce message (dihko,noun tau/ta), que 1 S. THOMAS, Somme théologique, I, q.1, art.10 (traduction française : Paris, Éditions du Cerf, 1990, p.163). maintenant (nu/n) vous révèlent (avnhgge,lh) ceux qui vous annoncent l’Evangile, dans l’Esprit Saint envoyé du ciel, et sur lequel les anges se penchent avec convoitise. »2 A première vue, ce passage du NT paraît bien énigmatique au linguiste qui se penche sur son fonctionnement. En effet, les lignes que nous venons de lire se fondent explicitement sur une autre série de textes, celle des Prophètes de l’AT, déclarant que ces derniers ‘administraient leur message’ en vue des destinataires de la première épître de Pierre. Dans ces conditions, faut-il qualifier de synchroniques ou bien de diachroniques les relations explicites tissées entre ces deux textes ? Dans la mesure où, d’après le texte cité, les destinataires des écrits des Prophètes sont finalement reconnus chez les destinataires de l’épître de Pierre, faut-il considérer l’interaction entre AT et NT comme actuelle ou historique? Pour une page de cette nature, les concepts de diachronie et de synchronie ne paraissent pas suffisamment opératoires : ils ne permettent de rendre compte ni de son fonctionnement, ni du rôle de son énonciateur, ni de celui de son énonciataire (qui énonce le (ou les) message(s) et pour qui ?). C’est donc à un réexamen de l’histoire et des enjeux de la dichotomie saussurienne que nous invite ce passage. Les notions de synchronie et de diachronie ont été conçues, à partir de Saussure, comme une dualité constitutive de l’ensemble des productions langagières. Dès lors, et tout au long du XXe siècle, ces deux concepts ont progressivement dépassé leur domaine d’origine (la linguistique) au point de sous-tendre actuellement la problématique des sciences humaines en général, et des théories littéraires en particulier. Les catégories définies par le linguiste genevois ont notamment prédéterminé le statut du sens dans le domaine de l’exégèse biblique. Il ne serait pas excessif d’affirmer que, de nos jours, la méthode mise en œuvre dans l’interprétation des textes de la Bible se réclame, de façon quasi systématique, d’une perspective soit synchronique, soit diachronique. Toutefois, de nouvelles écoles linguistiques semblent de nos jours frayer d’autres voies qui déplacent de façon sensible l’analyse du signifié. Ces tendances actuelles suscitent en fait un débat de nature épistémologique : pour aborder le sens d’un texte, les deux perspectives (synchronie / diachronie) sont-elles complémentaires ou bien s’excluent-elles irrémédiablement ? Est-ce que cette opposition ne risque pas d’apparaître comme réductrice face à la potentialité du sens ? Est-il finalement possible de la dépasser ? La première partie de cet article décrira donc la genèse et l’évolution de la fameuse dichotomie saussurienne, et son incidence dans l’interprétation des textes, notamment bibliques. Dans une deuxième étape, nous confronterons les catégories de Saussure à d’autres 2 I P 1, 10-12. perspectives, parfois méconnues, qui pourraient permettre de dépasser la tension entre les axes synchroniques et diachroniques du texte : celle de Guillaume (endochronie), celle de l’herméneutique antique (métachronie) et celle de la pragmatique (autochronie). Cette comparaison nous conduira à proposer une réévaluation de l’opposition saussurienne, dans le cadre d’une étude du signifié. 1. La découverte d’une nouvelle dichotomie 1.1. Les premiers tâtonnements 1.1.1. Les Grammairiens (lo,goj kai. le,xij) Très liés au développement de la linguistique, les axes synchronie / diachronie ne sont pas distingués chez les savants du XVIIIe siècle qui s’intéressent à la nature du langage, dans la mesure où la cause de l’évolution des langues ne leur apparaît pas clairement3. A cette époque, le mythe d’une langue originelle ‘naturelle’ (ou mimologique) conduit certains penseurs à confondre typologie (impliquant une approche synchronique) et généalogie (qui renvoie à l’axe diachronique). Les types propres à chaque langue seraient immuables : une langue ne saurait être issue d’une autre dont elle diffère essentiellement par sa structure. On en vient ainsi à nier parfois la filiation latin-français au nom des différences de structure entre les deux langues4. On s’intéresse donc d’abord au génie quasiment ‘inné’ des langues, et à 3 En fait, de toutes les dichotomies établies par SAUSSURE dans son Cours de linguistique générale, c’est sans doute celle de diachronie / synchronie qui est la plus originale, quoiqu’elle ait déjà été évoquée, vers la fin du XIXe, par d’autres linguistes (nous y reviendrons). Toutes les autres distinctions sont proposées, ne serait-ce que virtuellement, dès l’Antiquité : -la distinction entre signifiant et signifié est due à ARISTOTE (Poétique, 1457a) : les Stoïciens la reprennent, en introduisant la notion de référent -celle de paradigme / syntagme apparaît implicitement avec la distinction, établie par PLATON (Cratyle, 425a, 431 b-c ; Théétète, 206d ; Le Sophiste, 261d-262d), entre l’identification (qui relèvera, pour Strawson, du sémiotique) et la prédication (qui renvoie, elle, au sémantique) : seul l’entrelacs (sumplokè) du discours porte sur quelque chose : la vérité et l’erreur sont du discours seulement, de la prédication (voir sur ce point P. RICOEUR, La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975, pp. 94-95 et 99-100). On pourrait en dire presque autant de la distinction langue / parole, dans la mesure où elle est implicitement contenue dans celle de identification / prédication. -celle d’émetteur / récepteur (relations pragmatiques) est établie dès le début de la Rhétorique comme science. On trouvera, dans l’édition critique du Cours de linguistique générale de SAUSSURE par Tullio DE MAURO (Paris, Payot, 1972), des informations précises sur les premières formulations des grandes dichotomies saussuriennes par les prédécesseurs du linguiste genevois (cf. pp. 380-385). 4 G. GENETTE renvoie à ce propos aux Vrais principes de la langue française, de l’abbé GIRARD (Paris, 1747, cf. surtout les pp. 21-40), ouvrage capital de la théorie linguistique française au XVIIIe siècle : « Le principe de méthode est déjà -à une nuance près- celui qui présidera un demi-siècle plus tard à la démarche de la grammaire comparée, à savoir que la caractéristique essentielle d’une langue n’est pas à chercher dans son lexique, mais dans sa grammaire » (G. GENETTE, Mimologiques, p. 192, Éditions du Seuil, 1976). La ‘nuance’ est cependant de taille : tandis que les comparatistes s’intéressent à la grammaire du point de vue de la morphologie (flexion, affixes, etc. : versant paradigmatique du langage), la plupart des linguistes du XVIIIe, comme l’abbé Girard, étudient la syntaxe (versant syntagmatique), et surtout l’ordre des mots dans la phrase. D’après l’auteur des Vrais l’axe syntagmatique5 : le fameux discours de Rivarol6 sur l’universalité de la langue française constitue un exemple emblématique de cette conception. 1.1.2. La Grammaire Comparée (e;tumoj lo,goj) Le début du XIXe siècle est marqué par le mouvement romantique : recherche d’un passé révolu, découverte des épopées européennes, croyance au uploads/Litterature/ synchronie-et-diachronie-enjeu-dune-dic 1 .pdf

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