Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011 LE TRAVAIL

Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011 LE TRAVAIL DU TEXTE JUSTE : LA FIN DU MONDE « rien jamais ici ne se dit facilement » (p. 71) QUELQUES REMARQUES PRELIMINAIRES En interrogeant le fonctionnement particulier des discours de Juste la fin du monde, le candidat comprendra assez vite que le travail sur la langue est une dimension fondamentale dans l'œuvre de Jean-Luc Lagarce et que l'étude de ce travail ne peut, par conséquent, concerner que les épreuves de grammaire proprement dites. La question du langage est en effet au centre de l'écriture, et l'événement n'est plus tant à chercher du côté de la fable que du côté de l'énonciation. Nous effectuerons ici quelques remarques générales sur les enjeux langagiers de la pièce avant de détailler l'analyse autour des grandes orientations des épreuves d'agrégation : lexicologie, morpho- syntaxe et stylistique. A l'écrit, l'épreuve d' « étude grammaticale d'un texte de langue française postérieur à 1500 » dure 2 h 30 (coefficient 4) et se divise en trois grandes questions : lexicologie (4 points), morpho-syntaxe (8 à 10 points), étude de style (6 à 8 points). Cette épreuve, dont nous détaillerons progressivement les composantes, porte sur un programme restreint dans la mesure où elle ne concerne qu'une seule des deux œuvres. A l'oral, la grammaire intervient lors de l'explication de texte de l'agrégation externe (coefficient 12 ; 2 heures 30 de préparation ; 40 minutes de passage) et interne (coefficient 8 ; 3 heures de préparation ; 50 minutes de passage). La question – dont la liste est indiquée chaque année dans les rapports de jury – nécessite au moins 30 minutes de préparation et occupe 10 à 12 minutes lors du passage. Elle peut être traitée, selon la volonté du candidat, avant ou après l'explication de texte. Il est cependant conseillé de préparer et de présenter le point de grammaire avant l'explication puisque le fait de langue proposé à l'étude doit avoir des effets de sens intéressants pour l'analyse du passage et peut donc judicieusement être réinvesti. L'ECRIT ET LE DIT Il n'est peut-être pas inutile de rappeler dès à présent qu'un texte théâtral est certes écrit, mais écrit pour être joué, et qu'il invite, dans cette perspective, à s'interroger sur le sens même de « texte ». « Choisir de parler du ''texte de théâtre'' équivaut à se situer d'entrée de jeu dans l'inachevé » [Vodoz, 1986 : 95]. En effet, l'intitulé traditionnel de cette seconde partie consacrée au « travail du texte » pourra faire jouer le sens plein du mot « texte » lorsque celui-ci prend en compte la matérialité de l'énoncé dans son ensemble, dans sa dimension signifiante, écrite et orale. Pour le dramaturge, « choisir un style, c'est ici définir la nature du compromis entre les deux langages. Entreprise difficile, essentiellement en ceci : l'écrit précédant nécessairement le dit, la complexité du langage dramatique tient au fait qu'il est un compromis entre deux langages dont certains caractères sont, dans une grande mesure, opposés. Ecrire un bon langage dramatique, c'est unir les contraires » [Larthomas, 1980 : 177]. Le langage dramatique est donc tout entier façonné par une tension entre l'écrit et le dit. Il ne peut être envisagé comme une simple transcription du langage parlé, pas plus qu'il ne peut être approché sans considérer ses liens avec l'oralité, avec la présence physique également : « n'envisager que la poétique du discours, c'est laisser échapper ce qui est le 1 Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011 spécifique de la parole théâtrale, qui est d'abord béance entre l'acte et la parole (action, gestuelle, etc.), entre la musique et le sens (dramatique), entre la voix du scripteur et la voix du (des) personnages. L'analyse poétique est une part légitime, parfois essentielle, d'une analyse dramatique beaucoup plus complète ; elle ne saurait aller seule. » [Ubersfeld, 1982 : 239]. Entre le texte lu, dans l'intimité silencieuse propre à la lecture, et le texte entendu, mis en voix sur scène, devant un public, les effets de sens peuvent être radicalement différents. En témoigne par exemple l'importance de la mise en page dans l'œuvre de Lagarce et la présence imposante du blanc typographique qui façonne des bribes de discours parfois très courtes, accentuant à la lecture l'impression de verticalité d'une parole émancipée du linéaire, se construisant péniblement par et contre le silence. Cet effet de sens de la lecture peut revêtir plusieurs interprétations lors de la mise en voix. En effet, « les régimes de linéarité sur lesquels reposent écrit et oral ne sont pas les mêmes : plus spécifiquement spatiale pour l'écrit, plus spécifiquement temporelle pour l'oral » [Gadet, 1996 : 37]. Chaque mise en scène est bien une interprétation, notamment par la transposition de la dimension spatiale (les blancs typographiques qui participent à « la mise en espace du texte » et jouent un « rôle prépondérant dans l'effet de poésie ou l'effet-poème » [Adam, 1989 : 29]) en dimension temporelle (rythme, intonation). JUSTE DIRE ET DIRE JUSTE je ne sais comment l'expliquer, comment le dire, alors je ne le dis pas (p. 22) Le mot de la pièce : « juste » S'il y a, dans le texte dramatique de Lagarce, une « beauté grammaticale », il est peu de dire que celle-ci est intimement liée à la dynamique de la « correction ». Le langage scénique de Juste la fin du monde est tout entier travaillé par la correction, ou l'auto-correction : en raison de la présence d'un personnage « qu'on pourrait qualifier d'habile » (p. 19) dans le maniement du langage, suscitant chez les autres membres de la famille une certaine « admiration » (p. 19), chacun va tenter de discourir « plus habilement » (p. 19), et ce, au risque de se perdre dans les dédales de la reformulation. Le premier mot du titre, « Juste », est déjà un indice sur le chemin de l'analyse, annonçant pour une bonne part les problématiques linguistiques de la pièce. Notons que pour sa première occurrence, le terme est présent au sein d'une tournure elliptique (« Juste la fin du monde »), ellipse qui est à l'image du rapport au langage du personnage principal (les « phrases elliptiques » p. 19-20, v. stylistique). Le terme, fondamental, est ensuite employé plus d'une trentaine de fois dans le corps de la pièce, selon plusieurs acceptions. Par sa nature (lorsqu'il est adverbe d'énonciation : à discuter toutefois, v. lexicologie), il renvoie à l'importance des phénomènes énonciatifs qui structurent le discours des personnages. Son spectre sémantique rassemble l'idée d'exactitude (obsession de la justesse, du mot juste, volonté de dire au plus près et hantise de la trahison des mots : « ce que je voulais juste dire » p. 65), mais aussi de justice, d'équité (cf. l'infléchissement sémantique – de justesse à justice – qu'Antoine fait subir au mot, notamment vers la fin de la pièce, v. lexicologie). Enfin, de sens restrictif, il évoque la restriction à l'œuvre dans la sélection du propos, dans la quête du mot « juste » – Louis : « dire, / seulement dire » (p. 8) –, la restriction du sens également, du message essentiel (annonce de la mort prochaine), lequel se trouve « noyé » sous l'anecdote, le babil, le verbiage creux (voir l'isotopie de la noyade dans le discours d'Antoine scène 11, p. 48, qui manifeste la peur d'être noyé sous le discours de Louis : la « fin du monde » pour Antoine serait-elle provoquée par le déluge verbal ?). Ainsi, le propos se perd en 2 Julien Rault, Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, Atlande 2011 circonvolutions et quand il s'agit de parler vrai, lorsqu'il est question de franchise, l'énoncé s'interrompt, la parole se délite et se désagrège en trois points qui traduisent pour autant la persistance de l'intention énonciative : « Ce que je disais, / il s'appelle comme vous, mais, à vrai dire... » (p. 15). « Juste » fonctionne donc comme une précaution oratoire, régulièrement brandie par les personnages afin de signaler la modération de leur propos, l'effort de précision de celui qui veut aller à l'essentiel ; mais cet effort ne fait que signifier par là-même leur embarras et leur incapacité à dire juste, accentuant progressivement le décalage avec le message initial. S'instaure alors tout au long de la pièce un dialogue à deux niveaux, celui que les personnages tentent d'établir entre eux et celui que chacun entretient avec le langage, dialogue de la pensée avec les mots, dialogue du discours avec la norme également. En définitive, ce dialogue dans le dialogue est, peut-être, le plus fructueux. ANNONCER g RACONTER g HURLER Ce que je pense (et c'est cela que je voulais dire) c'est que je devrais pousser un grand et beau cri un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l'ai pas fait. (p. uploads/Litterature/ juste-la-fin-du-monde-lagarce-atlande.pdf

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