Extrait de la publication L’ADIEU À LA LITTÉRATURE Extrait de la publication DU

Extrait de la publication L’ADIEU À LA LITTÉRATURE Extrait de la publication DU MÊME AUTEUR NAISSANCE DE LA CRITIQUE MODERNE. La littérature selon Eliot et Valéry (1889-1945), Artois Presses Université, 2002 LES ARRIÈRE-GARDES AU XXe SIÈCLE. L’autre face de la modernité esthétique (direction et présentation), Presses Universitaires de France, 2004 Extrait de la publication WILLIAM MARX L’ADIEU À LA LITTÉRATURE HISTOIRE D’UNE DÉVALORISATION XVIIIe-XXe SIÈCLE LES ÉDITIONS DE MINUIT Publié avec l’aide de l’Institut universitaire de France ! 2005 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris www.leseditionsdeminuit.fr En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. À Gilles Philippe, derechef, et à mes parents, qui préfèrent la peinture à la littérature. Extrait de la publication – Un livre sur la littérature ? Encore ? Et pourquoi ? Qui cela va-t-il concerner ? Qui s’intéresse aujourd’hui à la littérature ? Par- lez-nous plutôt de peinture et de cinéma, faites de la sociologie et du journalisme, de la psychanalyse ou de la philosophie, mais ne nous tracassez plus avec ces jeux de lan- gage dépassés ! – Justement, c’est bien le problème. Extrait de la publication INTRODUCTION POUR EN FINIR AVEC L’ESSENCE DE LA LITTÉRATURE Scène : au XVIIIe siècle, une comtesse hésite longuement entre deux amours, un compositeur et un poète. Elle pèse les qualités et les défauts de chacun, compare les mérites de leurs œuvres et de leurs arts respectifs, s’entête à trouver le détail qui ferait pencher la balance. En vain : elle se retire sans avoir rien décidé. C’est la fin de l’opéra Capriccio, et le librettiste a bien pris soin de ne pas résoudre le dilemme. Or, voici que, sournoisement, délicatement, avant le baisser de rideau, la musique de Richard Strauss vient lever tous les doutes de l’héroïne et, en contradiction totale avec les paroles qu’elle prononce, insinuer sa préférence cachée pour le compositeur. La trahison des intentions du livret est flagrante. Mais, au fond, Strauss pouvait-il faire autrement ? Un choix qui, au siècle des Lumières, restait complètement ouvert peut-il, au XXe, ne pas tourner au détriment du poète ? Les comtesses de maintenant n’auraient plus une seconde d’hésitation : depuis longtemps, elles ont dit adieu à la littérature. Futile, l’anecdote n’en est pas moins symbolique de la situa- tion actuelle d’un art du langage qui n’a peut-être jamais été plus mal considéré qu’aujourd’hui. Tous les signes montrent cette fragilisation, depuis les conversations mondaines où, en tant que thème de référence, le cinéma a pris la première place, jusqu’aux débats actuels sur l’utilité des études littéraires. Dans un monde où le film est toujours soumis à autorisation préalable, même le relâchement de la censure pour le livre, dont il faut pourtant se féliciter, prouve paradoxalement que ce qui est écrit Extrait de la publication ne compte plus. Sans doute parler d’une mort de la littérature serait-il absurde et même insultant pour les écrivains contem- porains. En revanche, on est forcé de constater une perte de prestige : la littérature attire moins de lecteurs, et peut-être aussi moins de talents créatifs, qui se déploient alors dans d’autres domaines, de sorte que la diminution de la valeur sociale de la littérature risque d’entraîner à terme une baisse générale de qualité. On pourrait gloser à l’envi sur cette situation. Expansion, autonomisation, dévalorisation Mais plutôt que de s’arrêter à la description d’un mal contemporain dont nul ne doute, on se propose ici de prendre quelque recul et de retrouver les causes profondes de cette baisse d’influence, qui résulte d’une évolution de longue durée. La thèse est simple : entre le XVIIIe et le XXe siècle eut lieu en Europe une transformation radicale de la littérature ; sa forme, son idée, sa fonction, sa mission, tout fut bouleversé. C’est de cette transformation que le livre souhaite faire le récit, en met- tant en évidence trois phases successives de l’histoire littéraire sur les trois derniers siècles : une expansion, suivie d’une auto- nomisation, et enfin d’une dévalorisation. La dépréciation à laquelle on assiste aujourd’hui correspond à la dernière phase, qui commença il y a plus d’un siècle. Il y eut en effet un moment où les écrivains eurent une conscience particulièrement aiguë des changements qui affec- taient la littérature, soit parce qu’ils étaient trop rapides, soit parce qu’ils se produisaient dans un sens négatif et remettaient en cause leur propre statut. Le présent récit prend ainsi pour point de départ le témoignage de trois auteurs qui à la fin du XIXe siècle firent, de manières diverses, leurs adieux à la litté- rature. Cet adieu à la littérature, qui fut le signe d’une rupture majeure, ouvrit une nouvelle ère sous laquelle nous vivons toujours, celle d’un art sans cesse menacé par la perspective d’une fin prochaine : la littérature de l’adieu, soumise à une crise existentielle permanente. Il n’en alla pas toujours ainsi : le deuxième chapitre invite à remonter aux origines de cette évolution, à la charnière du 12 L’ADIEU À LA LITTÉRATURE Extrait de la publication XVIIe et du XVIIIe siècle, quand le développement de la théorie du sublime amorça un mouvement de montée en puissance de la littérature qui se poursuivit jusqu’au siècle suivant. L’écri- vain fut alors consacré grand prêtre d’une religion à laquelle adhérait la société tout entière, et l’expansion de la littérature atteignit son sommet. Puis la situation prit une tournure plus ambiguë : grisée par les pouvoirs qui lui étaient attribués, la littérature succomba à la tentation de revendiquer son autonomie. Elle fit brutalement sécession d’un corps social qui lui avait tout donné. Ce fut le temps de l’art pour l’art, que décrit le troisième chapitre. Le suivant montre comment cette opposition de l’art et de la vie s’incarna dans la promotion d’un nouveau concept, la forme, qui, censé rendre la littérature invincible, devint bientôt son tombeau : alors commença l’inexorable mouvement de dévalorisation. Pour rendre celui-ci plus sensible, le cinquième et le sixième chapitres proposent de suivre en accéléré l’évolution du rôle de la poésie entre le XVIIIe et le XXe siècle, en étudiant sa confrontation à deux catastrophes majeures, le tremblement de terre de Lisbonne (1755) et la Shoah, qui suscitèrent des réactions littéraires diamétralement opposées : en quelque deux cents ans, la poésie perdit tout crédit et tout moyen de traiter la réalité ; elle n’éveilla plus que méfiance. Les désastres humains tournèrent au désastre du langage. Après la Seconde Guerre mondiale, les symptômes de la crise de la littérature se multiplièrent. Le dernier chapitre raconte trois fins dont les effets s’entrecroisent : celles de l’écri- ture, de l’écrivain et de la critique. Trois fins qui ressemblent plutôt à un suicide collectif. Expansion, autonomisation, déva- lorisation : le processus pouvait-il avoir un autre dénouement ? L’épilogue tentera d’en imaginer la suite. Une histoire héraclitéenne de l’idée de littérature Dans ce récit, on s’efforcera d’éviter deux écueils. Le pre- mier consisterait à réduire l’histoire littéraire aux contraintes strictement sociales de production et de diffusion. Il ne s’agit 13 POUR EN FINIR AVEC L’ESSENCE DE LA LITTÉRATURE Extrait de la publication pas de nier ces contraintes, bien entendu, mais de voir en elles une partie seulement des forces qui font de la littérature ce qu’elle est. Pierre Bourdieu le reconnut lui-même, quoiqu’il n’en tirât pas toujours toutes les conséquences : « la plupart des stratégies littéraires sont surdéterminées 1 ». Et parmi ces déterminismes à l’œuvre, il y a les lois propres de la littérature. C’est ce qui légitime la possibilité d’une histoire philosophique de la littérature, telle que Jacques Rancière l’a mise en œuvre 2. Le chapitre trois développera plus en détail cet argument, mais en attendant, soulignons que ce qui est ici tenté, c’est moins une histoire des relations de la littérature et de la société qu’une étude de la façon dont la littérature elle-même réfléchit son propre rapport au monde. L’idée de soi qu’a un être influe au moins autant sur son évolution que la réalité de cet être. Retra- cer l’histoire de l’idée de littérature, ce n’est rien d’autre que faire un sort à cette vision spéculaire qui s’exprime par tous les pores de l’institution littéraire, dans les œuvres, dans les confidences des écrivains, chez les critiques et les philosophes, dans les polémiques et les triomphes. Le second écueil à éviter est symétrique du premier : il consis- terait à vouloir à tout prix essentialiser l’histoire, c’est-à-dire soit à y retrouver le déploiement progressif de l’essence de la littérature, en montrant, par exemple, que la poésie s’achemine peu à peu vers la pureté 3 ; soit au contraire, dans une perspec- tive plus réactionnaire, à y révéler la perte et le brouillage croissant de cette essence. En fait, c’est la notion même d’essence de la uploads/Litterature/ l-adieu-a-la-litterature-histoire-d-une.pdf

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