Science et Esprit, XXXIII/2 (1981) 139-156 LE SACRIFICE D'ISAAC (Gn 22, 1-19) :

Science et Esprit, XXXIII/2 (1981) 139-156 LE SACRIFICE D'ISAAC (Gn 22, 1-19) : L'HÉRITAGE DE GUNKEL Jean-L. DUHAIME Le récit du sacrifice d'Isaac est Tun des passages les plus fascinants de la Genèse. G. von Rad l'a décrit comme « die formvollen- detzte und abgrundigste aller Vätergeschichten »*. Cependant un exa- men attentif du texte à l'aide des techniques propres à la méthode historico-critique2 permet de déceler plus d'une aspérité, qu'expliquent diversement les commentateurs. On ne saurait dresser ici un tableau complet des opinions exprimées depuis un siècle sur le sujet. On peut néanmoins s'en faire une bonne idée en remontant aux commentaires de J. Wellhausen et de H. Gunkel, puis en parcourant les travaux les plus représentatifs de leurs héritiers, tant parmi les commentaires de la Genèse que parmi les études particulières de Gn 22. I. DEUX POINTS DE REPÈRE : J. WELLHAUSEN et H. GUNKEL Bien que la méthode historico-critique plonge ses racines plusieurs siècles derrière nous, elle a connu un tournant décisif avec ces deux biblistes hors du commun que furent J. Wellhausen et H. Gunkel. On doit au premier d'avoir précisé l'hypothèse documentaire de façon déterminante, et au second d'avoir posé les jalons toujours valables pour l'étude des genres littéraires bibliques3. Dans son essai sur la composition de l'Hexateuque, Wellhausen consacre quelques pages seulement à Gn 22, 1-194. Plusieurs de ces remarques sont toutefois d'une pertinence étonnante. Je rassemble d'abord les indices justifiant l'attribution du récit au document élohiste : usage du nom Élohim, L G. VON RAD, Das erste Buch Mose. Genesis Kapitel 12, 10 — 25, 18 (ATD 3 ; Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1952), p. 203. 2. L'emploi de cette expression ne doit pas laisser croire qu'il existerait une méthode historico-critique pratiquée de la même manière par tout le monde. On désigne ici plutôt un ensemble de procédés qui visent une approche historique et critique d'un texte. Voir à ce sujet, entre autres, W. VOGELS, « Les limites de la méthode historico-critique », Laval Théologique et Philosophique 36 (1980), pp. 173-194. 3. Pour de plus amples détails sur l'œuvre de J. Wellhausen et de H. Gunkel, on lira etude de HJ. KRAUS, Geschichte der historisch-kritischen Erforschung (Neukirchen, Neukirchener Verlag, 2e éd. 1969), pp. 255-274, 341-367. En français, on se reportera à H· CAZELLES, Introduction critique à l'Ancien Testament (Paris, Desclée, 1973), PP· 122-130, 150-159 ; P. GIBERT, Une théorie de la légende (Paris, Flammarion, 1979). 4. J. WELLHAUSEN, Die Composition des Hexateuchs und der historischen Bücher "es Alten Testaments (Berlin, W. de Gruyter, 4e éd. 1964 — 1er éd. 1866), pp. 17-19. 140 J.-L. DUHAIME apparition nocturne (Gn 22, 1 ; cf. 22, 3 ; et comparer 20, 3.6 ; 21, 12.14), exécution de Tordre de bon matin (comme en 20, 8 ; 21, 14), appel d'un ange, venant du ciel (22, 11 ; cf. 21, 17) et localisation autour de Beersabée plutôt que de Hebron. Il décèle plusieurs retouches jéhovistes en Gn 22, comme ailleurs en Gn 20-22 (20, 18 ; 21, 1.33) : la plus évidente, déjà notée par Nöldeke, entre autres, est l'addition des vv. 15-18, addition sans originalité signalée par le sênit du v. 15 (cf. Jos 5, 2 ; 1 S 11, 14). Le jéhoviste aurait également retravaillé de façon mineure les vv. 2 (hammoriyyäh) et 11-14 : il lui attribue le change- ment de Élohim pour Yahvé aux vv. 11 (malak yhwh) et 14 (yhwh y if eh) et la modification de l'explication étymologique. Tout cela répondrait à un désir unique : transformer l'épisode en un récit de l'inauguration du haut lieu de Jérusalem (le Moriyya du v. 2 ; cf. 2 Ch 3, 1). Mais Jérusalem ne peut être le lieu primitif de l'événement car sa situation topographique rend le v. 4 incompréhensible. Wellhau- sen pense que la version syriaque conserve le nom originel : on devait parler au v. 2 du pays des Amorites ('ères ¡fmorîm [!]). Là se trouve Sichern (Gn 12, 7) et le Mont Garizim, où la tradition samaritaine localise encore le sacrifice d'Isaac. Sichern n'est-il pas situé à quelque trois jours de voyage de Beersabée entre deux hautes montagnes, visibles de loin ? Préoccupé par la répartition des sources, Wellhausen ne s'attarde pas plus longtemps à la teneur et à la fonction primitive du récit. L'entreprise de Gunkel est plus audacieuse5. Il accepte d'emblée l'hypothèse documentaire, mais il veut cerner avec plus de précision les sagas anciennes utilisées par les rédacteurs et en reconstituer l'évolu- tion. Reconnaissant la justesse des observations de Wellhausen sur le texte, il décèle encore d'autres anomalies dues à l'élohiste lui-même ou à d'autres rédacteurs. Ainsi, par exemple, au v. 2, le nom d'Isaac lui semble une addition récente (cf. 21, 10). Au v. 3 la coupe du bois arrive trop tard et doit aussi être secondaire. Dans le même verset, 'aser "amar lô hä'elohim supposerait une lacune : on aurait laissé tomber une description du lieu primitif qui ne convenait plus à sa nouvelle identification. Au v. 10 Abraham devait étendre la main non pour saisir le couteau (wayyiqqäh 'et hamma'akelet) mais pour frapper son fils (v. 11). Au v. 11, le texte suppose que c'est Dieu lui-même (cf. 22, 1 ; 16, 7) et non son ange qui parle à Abraham. Vient ensuite le commentaire proprement dit. Gunkel s'attarde à deux niveaux de récit : le récit élohiste et la saga ancienne. Le récit élohiste se présente comme le portrait d'un juste mis à l'épreuve. Il ne s'agit pas d'une polémique contre des sacrifices d'enfants (bien que les rédacteurs postérieurs aient pu y mettre cet accent). La saga ancienne devait, elle, avoir un sens concret. Pour le préciser, l'auteur discute 5. H. GUNKEL, Genesis (Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 7e éd. 1966 éd. 1901), pp. 236-242. LE SACRIFICE D'ISAAC 141 deux problèmes : la localisation de l'épisode et la pratique des sacrifices d'enfants. Le nom primitif du lieu est restitué de façon habile : remplaçant Yahvé par Elohim et constatant que les vv. 12 et 13 jouent sur les assonances (yerè' êlohîm, v.12, wayyare' [wehinneh] 'ayil, v. 13), Gunkel suppose que le nom devait être Yeriel ou Yeruel. Le nom est connu: en 1 Ch 7, 2 il s'agit d'une famille d'Issachar, et en 2 Ch 20, 16, c'est un désert de Juda, entre Ein Gedi et Jérusalem, près de Teqoa ; ce désert tirerait son nom de cette localité. La tradition postérieure y aurait vu le fondement du nom ancien de Jérusalem, Ariel (/5 29, 1.27). Le texte de Gn 22 aurait été modifié quand Moriyya remplace Ariel comme appellation de Jérusalem. Quant aux sacrifices ou offrandes des enfants, Gunkel rappelle que leur existence est bien connue chez les Moabites (2 R 3, 7), Ammonites (Lv 18, 21 ; 20, 2ss), etc. En Israël on offre des enfants dans une situation de crise (Mi 6,1; 2 R 16, 3 ; 21, 6). Mais il s'agit sans doute d'une pratique plus courante en certains endroits, comme la vallée Hinnom à Jérusalem (2 R 23, 10 ; Jr 32, 35). Cette pratique devait concerner le fils premier-né (cf. Ex 34, 19s ; 13, 2, 12ss) ; elle est combattue par les prophètes (Jr 7, 31 ; Ez 16, 20 ; 20, 26 ; . . .). Dans ce contexte d'ensemble, Gn 22 apparaît à l'origine comme une saga sur les sacrifices d'enfants à Yeruel. Elle expliquait comment la divinité du lieu, voulant en sacrifice le fils premier-né, avait accepté à sa place un bélier ; voilà pourquoi on apportait maintenant un bélier comme victime à Yeruel. Le récit supposerait que ce changement s'est opéré il y a très longtemps et qu'il était lui aussi dénué de toute pointe polémique. En terminant, Gunkel évoque deux parallèles extra-bibliques, une saga phénicienne (El offrant son premier-né à son père Uranos) et un récit grec (Agamemnon offrant Iphigénie, à laquelle est substituée une biche). Par leurs contributions respectives, Wellhausen et Gunkel ont tracé la voie à leurs successeurs6. Les difficultés essentielles du récit sont repérées, les pistes de recherche sont ouvertes. Retenons quatre problèmes majeurs : 1 - l'attribution du récit au document élohiste et ses remaniements récents ; 2 - la nature de la tradition sous-jacente à ce récit ; 3 - l'identification du lieu de culte originel ; 4 - la relation entre ce récit et la pratique des sacrifices d'enfants. À peu près tous les commentateurs de Gn 22 prendront position sur ces questions, ne serait-ce que par mode d'allusion. 6. Pour une appréciation différente du travail de Gunkel, voir G. ROUILLER, «L'interprétation de Gen 22, 1-19 par H. Gunkel », dans G. BOVON, G. ROUILLER éd, exegesis (Paris, Delachaux & Niestlé, 1975), pp. 98-102. 142 J.-L. DUHAIME IL QUELQUES COMMENTAIRES RÉCENTS Dans son commentaire désormais classique, G. von Rad7 retient l'attribution du récit à Γ élohiste, à l'exception de quelques surcharges ou modifications (surtout vv. 2.14.15-18). Admettant que l'élohiste a utilisé une version plus ancienne, il suppose, sans la reconstituer, que cette version se rattachait à un uploads/Litterature/ l-e-sacrifice-d-x27-isaac-gn.pdf

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