Antoine Compagnon, 1977, Colloque de Cerisy, « Prétexte : Roland Barthes » L’IM

Antoine Compagnon, 1977, Colloque de Cerisy, « Prétexte : Roland Barthes » L’IMPOSTURE Extrait d’un travail en cours, qui voudrait entreprendre une typologie des places d’énonciation, repérer quelques positions ou lieux typiques d’où l’on parle, je présenterai l’inventaire de quelques traits et caractères propres à l’une de ces stratégies énonciatives. Cette place ou cette stratégie à l’ordre du jour, je l’appellerai celle de l’imposture, et je tenterai d’en dégager certains aspects à partir des Essais de Montaigne. Ce faisant, je déformerai, je prendrai à contresens aussi bien le terme d’énonciation que celui d’imposture. Celui d’énonciation d’abord : notion linguistique, donc phrastique : or je l’entendrai comme une relation totale entre un sujet et un objet, l’orateur et le discours, l’écrivain et le texte, voire le livre comme fantasme prétexte. Cette relation se distribue bien sûr dans des marques éparses qui permettent de relever sa prégnance. Mais, de même que le sens d’une phrase, comme totalité organique, ne se réduit pas à la sommation des valeurs de ses constituants, la stratégie énonciative excède l’ensemble de ses marques. Non que cette stratégie soit un présupposé de l’écriture, qu’elle s’identifie à une morale ou à une éthique, à moins, pour conserver le terme d’éthique, de l’entendre au sens de l’éthos de l’orateur ou du personnage tragique tel qu’Aristote le définit dans la Rhétorique et la Poétique. L’éthos, c’est le caractère, non pas l’homme quelque part, derrière, sous, en retrait du discours –Montaigne sceptique ou honnête homme- , mais un effet de discours ; non pas une prévention extra-discursive, mais une ligne de conduite que les paroles démontrent. Dans cette affaire d’images, il n’est rien qui soit hors-texte. Le caractère, l’éthos, et la place d’énonciation qu’il circonscrit, ce n’est pas un portrait en frontispice du livre mais un réseau d’apostilles que le lecteur marque, et démarque dans les marges, un puzzle de vignettes. Quant à l’imposture, l’une de ces éthé discursives, l’une de ces stratégies énonciatives comme effets de discours, j’aurais aimé que le in- qui la préface, im- posture, fût l’élément négatif du préfixe latin et que le mot rendît, en supplément de son sens coutumier, celui, en quelque sorte, de l’atopie grecque, celle de Socrate, -ou de ce que Montaigne appelle « l’instabilité de (sa) posture » (II, 1, 319b) selon une expression qui se signale en outre comme la première occurrence du mot posture dans la langue française. Mais ce n’est pas le cas : imposture n’est pas antonyme de posture, absence de toute posture stable assurée. Pourtant je ferai comme si, jouant donc sur une ambiguïté fallacieuse. Imposture vient du bas-latin impostura, de imponere, en imposer, d’où tromper. Montaigne utilise le mot pour qualifier deux sortes de discours : celui de la « prognostication » - « C’est don de Dieu que la divination ; voylà pourquoy ce devroit estre une imposture punissable, d’en abuser. » (I, 31, 206c) -, et celui de l’éloquence, « l’imposture des mots captieusement entrelassez » (I, 25, 142a). Deux grandes impostures, donc, que Montaigne condamne : l’enthousiasme et l’éloquence. Dans l’entre-deux, « le cul entre deux selles » comme le dit Montaigne, quelle est sa posture, sinon justement l’imposture radicale ? Montaigne par conséquent, non pas Montaigne imposteur (Cela n’a rien à voir, je l’ai dit : il ne s’agit pas de l’homme), mais l’imposture –avec l’équivoque dont j’ai chargé le mot- de l’énonciation dans les Essais. Dans un libre parcours des Essais, j’accrocherai quelques-uns des traits de l’imposture. Négation. Les attributs négatifs abondent, qui servent à nommer Montaigne. Lui-même il s’exécutait déjà de la sorte : « Or, de moy, j’ayme mieux estre importun et indiscret que flatteur et dissimulé » (II, 17, 632a). Autant de variations sur le non : l’ignorance, l’inconscience, l’impénitence, l’irrésolution, l’inconstance, voire l’agnosticisme et l’athéisme. On pourrait évoquer la rébellion et la dissidence, ces mots qui font aujourd’hui recette, et prendre Montaigne pour modèle, lui qui déclarait : « Je hay toute sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle » (III, 8, 910b). Mais ce n’est pas cette série illimitée des articles d’une morale hellénistique qui me paraît décisive : plutôt quelques négations ou refus qui commandent tous les autres, les conditions (politiques) de la possibilité des Essais, soit les fondements de l’imposture comme stratégie d’écriture. J’en retiendrai deux, l’amnésie et l’apathie. Amnésie Montaigne revient sans cesse à l’aveu du défaut de sa mémoire ; par exemple : « Je n’en reconnoy quasi trasse eb moy, et ne pense qu’il y en aye au monde une autre si monstrueuse en défaillance » (I, 9, 34a). Il rapporte cette faiblesse à une infirmité naturelle contre laquelle l’exercice ne peut rien, une impotence : Montaigne, comme il le dit, est « impost de sa personne » : ce serait le fond de l’imposture. Qu’importe la véracité de cette carence, est déterminante l’insistance à la mettre en avant, d’autant que l’excuse du corps – « je suis ainsi faict » et je n’y peux rien, « je me laisse aller après ma nature, à faute d’art » (II,17,632b) – est bien entendu la plus mauvaise et qu’elle n’arrange rien. Je souffre assez moi-même de mes manques, ne venez pas encore m’accabler : « Qu’on se contente de ma misere sans en faire une espèce de malice » (35b), comme si la confession du défaut devait emporter l’absolution. L’aveu, aujourd’hui, peut avoir l’air mineur : la médiocre mémoire nous est un moindre mal. Mais au XVIe siècle il n’en allait pas de même, quand la mémoire était la pièce centrale de l’intelligence. Aussi, quand Montaigne impute de son défaut de mémoire, « Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de quoi que ce soit. » Par manque de mémoire, il m’est interdit de parler non seulement d’elle mais de tout, car elle le premier titre qui habilite au discours. Plus précisément, memoria (ave ses sœurs intelligentia et providentia) est une des parties de la Prudence (sagesse quant au passé, au présent et au futur), l’une des quatre vertus cardinales héritées d’Aristote et de Cicéron. Le faible en mémoire est donc im-prudent, l’a-mnésie implique l’a-phrosuné. Or justement la phronésis, la prudence, est le premier trait nécessaire à l’éthos de l’orateur selon Aristote, afin qu’il assure sa crédibilité. Sans prudence au départ, les deux autres traits de l’ éthos,, l’arété (la vertu ou la franchise) et l’eunoia (la bienveillance ou la sympathie) ne seront d’aucune valeur. L’amnésie, donc l’imprudence, entraîne l’opinion erronée : la parole de l’im-prudent, dit Aristote, n’est pas orthodoxe. Bref, le défaut de mémoire jette un discrédit sans appel sur un discours qui se réclamerait de la rhétorique. Parler sans mémoire, confesser son impotence, cela revient à invalider son énonciation et cela désigne l’imposture. Apathie. Le second défaut reconnu par Montaigne est celui d’apathie, l’incapacité de se passionner pour quelque cause que ce soit, une sorte de flegme absolu, qu’il appelle « ce privilege d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moy » (III, 10, 980a). Ou encore : « Au prix du commun des hommes, peu de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me tiennent » (980a), « je ne sais pas m’engager si profondément et si entier » (989b). C’est là désavouer, et encore une fois par une excuse naturelle ou organique – je ne suis pas homme du pathos, de l’exaltation, de l’ « enhortement » -, un autre titre à parler, savoir l’enthousiasme, avec l’ambiguïté du mot (la possession et le furor). Inversion et neutralité. Mais alors, amnésique et apathique, sans mémoire ni passion, incapable d’éloquence comme d’enthousiasme, quel titre reste-t-il à discourir ? Car ce sont bien les deux seuls. Il n’y aurait plus qu’à se taire à la suite d’une telle déclaration liminaire, d’un tel constat d’impuissance. Et Montaigne se serait voué au silence. T el ne fut pas le cas, on le sait. Montaigne parle et n’en finit pas de parler, d’en remettre. Il en exprime son contentement : « Qui ne voyt que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? » (III, 9, 922b). C’est qu’ici, une fois constatés les défauts, une fois admise l’impossibilité d’accéder aux postures reconnues d’énonciation, il s’opère un retournement décisif. Bien, dit en quelque sorte Montaigne, je ne me souviens pas, je ne me passionne pas, j’en souffre et ne m’en veuillez pas : mais admettez que mes défauts présentent des avantages certains : l’amnésie et l’apathie me préservent de défauts plus graves. « Je me console aucunement (sur) ce (c) que c’est un mal duquel principallement j’ay tiré la raison de corriger un mal pire qui se fust facilement produit en moy » (35 b-c) : l’ambition, la sujétion, le bavardage, la farcissure, etc. D’ailleurs, et deux raisons valent mieux qu’une, « il se voit par experience (…) que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugement débiles » (35b). A peine énoncées, les faiblesses se convertissent ainsi en atouts, l’impuissance en uploads/Litterature/ l-imposture.pdf

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