Guillaume Musso L’instant présent roman 3/551 À mon fils. À mon père. L’amour a
Guillaume Musso L’instant présent roman 3/551 À mon fils. À mon père. L’amour a des dents et ses morsures ne guérissent jamais. Stephen KING L’histoire de nos peurs L’histoire de notre vie est l’histoire de nos peurs. Pablo DE SANTIS 1971 – N’aie pas peur, Arthur. Saute ! Je te rat- trape au vol. – Tu… tu es sûr, papa ? J’ai cinq ans. Les jambes dans le vide, je suis assis sur le plus haut matelas du lit su- perposé que je partage avec mon frère. Les bras ouverts, mon père me regarde d’un œil bienveillant. – Vas-y, mon grand ! – Mais j’ai peur… – Je te rattrape, je t’ai dit. Tu fais confi- ance à ton père, hein, mon grand ? – Ben oui… – Alors, saute, champion ! Pendant quelques secondes encore, je dodeline de ma tête ronde. Puis, avec un large sourire, je m’élance dans les airs, prêt à m’accrocher au cou de l’homme que j’aime le plus au monde. Mais au dernier instant, mon père, Frank Costello, recule volontairement d’un pas, et je m’étale de tout mon long. Ma mâchoire et mon crâne heurtent douloureusement le par- quet. Sonné, il me faut un moment pour me relever. J’ai la tête qui tourne et l’os de la pommette enfoncé. Avant que je fonde en larmes, mon père m’assène une leçon que je n’oublierai jamais : – Dans la vie, tu ne dois faire confiance à personne, tu comprends, Arthur ? Je le regarde, terrifié. 7/551 – À PERSONNE ! répète-t-il avec un mélange de tristesse et de fureur contre lui- même. Pas même à ton propre père ! 8/551 Première partie Le phare des 24-Vents Lighthouse Je me demande ce que le passé nous réserve. Françoise SAGAN 1. Boston Printemps 1991 Le premier samedi de juin, mon père a débarqué chez moi à l’improviste sur le coup de 10 heures du matin. Il avait apporté un pain de Gênes et des cannoli au citron que sa femme avait préparés à mon intention. – Tu sais quoi, Arthur ? On pourrait pass- er la journée tous les deux, proposa-t-il en allumant la machine à expresso comme s’il était chez lui. Je ne l’avais plus vu depuis Noël dernier. Accoudé à la table de la cuisine, je contem- plais mon reflet dans les chromes du grille- pain. J’avais le visage mangé par la barbe, les cheveux hirsutes, le regard creusé par les cernes, le manque de sommeil et l’abus d’apple martini. Je portais un vieux tee-shirt Blue Öyster Cult que j’avais acheté lors de mes années lycée et un caleçon Bart Simpson délavé. La veille au soir, après quarante-huit heures de garde, j’avais descendu quelques verres de trop au Zanzi Bar avec Veronika Jelenski, l’infirmière la plus bandante et la moins farouche du Massachusetts General Hospital. La belle Polonaise avait passé une partie de la nuit avec moi, mais avait eu la bonne idée de décamper deux heures plus tôt, em- portant son petit sachet d’herbe et son papier à cigarette, s’évitant ainsi un télescopage fâcheux avec mon père, l’un des pontes du 11/551 département de chirurgie de l’hôpital dans lequel nous travaillions tous les deux. – Un double expresso, le meilleur coup de fouet pour démarrer la journée, affirma Frank Costello en posant devant moi une tasse de café serré. Il ouvrit les fenêtres pour aérer la pièce dans laquelle persistait une forte odeur de shit, mais s’abstint de tout commentaire. Je croquai dans une pâtisserie, tout en le détail- lant du coin de l’œil. Il avait fêté ses cin- quante ans deux mois plus tôt, mais, à cause de ses cheveux blancs et des rides qui creu- saient son visage, il en faisait facilement dix ou quinze de plus. Malgré tout, il avait con- servé une belle allure, des traits réguliers et un regard d’azur à la Paul Newman. Ce matin-là, il avait délaissé ses costumes de marque et ses mocassins sur mesure pour un vieux pantalon kaki, un pull de camionneur élimé et de lourdes chaussures de chantier en cuir épais. 12/551 – Les cannes et les appâts sont dans le pick-up, lança-t-il en avalant son petit noir. En partant tout de suite, on sera au phare av- ant midi. On mangera sur le pouce et on pourra taquiner la dorade tout l’après-midi. Si la pêche est bonne, on s’arrêtera à la mais- on en revenant. On préparera le poisson en papillotes avec des tomates, de l’ail et de l’huile d’olive. Il me parlait comme si nous nous étions quittés la veille. Cela sonnait un peu faux, mais ce n’était pas désagréable. Tandis que je dégustais mon café par petites gorgées, je me demandais d’où lui venait cette soudaine en- vie de partager du temps avec moi. Ces dernières années, nos relations avaient été quasi inexistantes. J’allais bientôt avoir vingt-cinq ans. J’étais le benjamin d’une fratrie de deux garçons et d’une fille. Avec l’accord bienveillant de mon père, mon frère et ma sœur avaient repris l’entreprise familiale créée par mon grand-père – une 13/551 modeste agence de publicité à Manhattan – et l’avaient fait suffisamment prospérer pour espérer la revendre dans les prochaines se- maines à un grand groupe de communication. Moi, je m’étais toujours tenu à l’écart de leurs affaires. Je faisais partie de la famille, mais « de loin », un peu à la manière d’un oncle bohème parti vivre à l’étranger et que l’on croise sans déplaisir lors du repas de Thanksgiving. La vérité, c’était que dès que j’en avais eu l’occasion, j’étais parti étudier le plus loin possible de Boston : une pre-med à Duke, en Caroline du Nord, quatre années d’école de médecine à Berkeley et une année d’internat à Chicago. Je n’étais revenu à Bo- ston que depuis quelques mois pour y effec- tuer ma deuxième année de résidanat en mé- decine urgentiste. Je bossais près de quatre- vingts heures par semaine, mais j’aimais ce boulot et son adrénaline. J’aimais les gens, j’aimais travailler dans l’urgence et me 14/551 coltiner la réalité dans ce qu’elle pouvait avoir de plus brutal. Le reste du temps, je traînais mon spleen dans les bars du North End, je fumais de l’herbe, et je baisais des filles un peu barrées et pas sentimentales dans le genre de Veronika Jelenski. Longtemps, mon père avait désapprouvé mon mode de vie, mais je ne lui avais guère laissé d’angles d’attaque : j’avais financé mes études de médecine sans lui demander le moindre sou. À dix-huit ans, après la mort de ma mère, j’avais eu la force de quitter la maison et de ne plus rien attendre de lui. Et cet éloignement n’avait pas eu l’air de lui peser. Il s’était remarié avec l’une de ses maîtresses, une femme charmante et intelli- gente qui avait le mérite de le supporter. Je leur rendais visite deux ou trois fois par an, et ce rythme paraissait convenir à tout le monde. Ce matin-là, mon étonnement n’en fut donc que plus grand. Tel un diable sorti 15/551 d’une boîte, mon père surgissait de nouveau dans ma vie, m’attrapant par la manche pour me conduire sur le chemin d’une réconcili- ation que je n’attendais plus. – Bon, ça te tente, cette partie de pêche, oui ou merde ? insista Frank Costello, incap- able de masquer plus longtemps son irrita- tion devant mon silence. – D’accord, papa. Laisse-moi juste le temps de passer sous la douche et de me changer. Satisfait, il tira un paquet de cigarettes de sa poche et s’alluma une tige avec un vieux briquet tempête en argent que je lui avais toujours connu. Je marquai mon étonnement : – Après la rémission de ton cancer de la gorge, je pensais que tu avais arrêté… Son regard d’acier me transperça. 16/551 – Je vais t’attendre dans le pick-up, répondit-il en se levant de sa chaise et en ex- halant une longue bouffée de fumée bleue. 2. Le trajet de Boston jusqu’à l’est de Cap Cod prit moins d’une heure et demie. C’était une belle matinée de fin de printemps. Le ciel était pur et éclatant, le soleil éclaboussait le pare-brise, distillant des particules dorées qui flottaient sur le tableau de bord. Fidèle à ses habitudes, mon père ne s’embarrassa pas de faire la conversation, mais le silence n’était pas pesant. Le week-end, il aimait conduire son pick-up Chevrolet en écoutant les mêmes cassettes en boucle dans l’autora- dio : un best of de Sinatra, un concert de Dean Martin et un obscur album de country enregistré par les Everly Brothers à la fin de leur carrière. Collé sur la vitre arrière, un autocollant promotionnel vantait la candid- ature de Ted Kennedy pour la campagne 17/551 sénatoriale de 1970. De temps à autre, mon père aimait jouer au paysan bouseux, mais il était l’un des chirurgiens les plus réputés de Boston et, surtout, il détenait des parts dans une entreprise qui valait plusieurs dizaines de millions de dollars. En affaires, tous ceux qui s’étaient laissé abuser par son person- uploads/Litterature/ l-instant-present-musso-pdf.pdf
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- Publié le Jan 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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