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1 L’attribution de la lettre CXLIV des Lettres persanes Author’s note : This article originally appeared in Travaux de Littérature, VI, 1993, p. 173-192, and in 1994 was awarded the Annual Prize of the Association Internationale des Études Françaises. I wish to express my gratitude to the publishers for permission to reproduce it here. Le texte des Lettres persanes a depuis toujours suscité auprès de ses éditeurs nombre d’hésitations, de réflexions, et de doutes. Toutes les éditions critiques, depuis celle d’Henri Barckhausen, en dessinent l’histoire et l’évolution à travers les éditions A et B de 1721, C de 1754 et D, posthume, de 1758 1. Histoire fascinante et parfois compliquée, dont nous ne retiendrons ici que les éléments susceptibles d’éclairer directement notre discussion. Par souci d’économie et de clarté, nous avons donc décidé de reproduire en appendice une version légèrement modifiée du tableau des manuscrits proposé autrefois par Paul Vernière 2. Ce tableau suffit à illustrer très clairement le problème dont il sera ici question: l’attribution interne de la lettre CXLIV, soit à Usbek, soit à Rica. Notre discussion fera intervenir à la fois l’état matériel des manuscrits et la tradition éditoriale (les choix et arguments des successifs éditeurs des Lettres persanes); elle mettra également en jeu des questions portant, d’une part, sur les ‘logiques internes’ du texte (personnages, temporalité, organisation et structure du roman) et, d’autre part, sur la signification des lectures (ou interprétations) possibles de cette lettre particulière. On sait, depuis Barckhausen, le rôle des Cahiers de corrections dans l’histoire parfois dramatique des ultimes modifications apportées par Montesquieu à son ouvrage 3. En 1751, l’abbé Gaultier avait publié Les Lettres persanes convaincues d’impiété. Désireux de défendre son livre, et de se disculper des accusations de «légèreté», Montesquieu prépara très patiemment, pour l’édition que lui demandait le 2 libraire Huart, d’une part un certain nombre de corrections, d’autre part un Supplément de onze lettres (les trois nouvelles de l’édition B et huit inédites, dont notre lettre CXLIV), enfin l’avertissement intitulé: «Quelques réflexions sur les Lettres persanes» 4. C’est l’édition C du tableau placé en annexe, qui fut publiée, nous le verrons, dans des circonstances longtemps méconnues. L’auteur, à moitié aveugle, continua ce travail de révision jusque dans les derniers mois de sa vie. Sur son lit de mort, il confia ses cahiers de corrections à Mme la duchesse d’Aiguillon et à Mme Dupré de Saint-Maur, qui les transmirent par la suite à Jean-Baptiste de Secondat, fils de Montesquieu. C’est ce dernier, et l’avocat de la famille Richer, qui donnèrent en 1758 l’édition définitive des Œuvres complètes de Montesquieu, d’après le manuscrit que l’auteur «avait confié de son vivant aux libraires». Or, comme l’ont constaté plusieurs éditeurs et commentateurs, Richer n’a pas repris systématiquement toutes les variantes suggérées par les cahiers de corrections. Celles-ci sont en grande majorité des révisions d’ordre stylistique, mais dans un certain nombre de cas, elles tendent à atténuer les audaces de l’œuvre de jeunesse. Pour reprendre les termes de Paul Vernière, ‘...l’étude des variantes révèle en effet, non seulement les doutes du styliste, mais les affres de conscience d’un homme dont on fait le siège jusqu’au lit de mort [...]. La duchesse d’Aiguillon, qui l’assista à ses derniers moments, en février 1755, écrivait à Maupertuis: ‘Les Jésuites le pressant de leur remettre les corrections qu’il avait faites aux Lettres persanes, il me remit et à Mme Dupré son manuscrit en nous disant : Je veux tout sacrifier à la raison et à la religion, mais rien à la société (de Jésus). Consultez avec mes amis et décidez si ceci doit paraître.’ (Correspondance , [éd. Masson], t.II, p. 275) 5. D’emblée, l’on comprend le statut ambigu de ces cahiers, du moins pour ce qui est des ‘repentirs’ qu’ils contiennent. Les éditeurs de 1758, à qui il faut tout de même reconnaître d’avoir agi dans la meilleure foi possible, ont profité de la liberté 3 que leur laissait l’auteur mourant, et l’on constate avec plaisir que, si les prescriptions qui ne concernent que le style ont presque toutes été respectées par Richer et Secondat fils, les ‘audaces’ juvéniles, au contraire, ces ‘traits trop hardis’ que Montesquieu avait pu souhaiter faire oublier à un certain moment, ont été maintenues. Décision à la fois courageuse et judicieuse, car rien ne prouve en fait que Montesquieu aurait finalement opéré tant de sacrifices 6. Le bien-fondé de ce choix semble être confirmé lorsqu’on observe les principes d’édition suivis par les éditeurs ultérieurs des Lettres persanes. Henri Barckhausen, à qui revient la découverte des cahiers, a décidé pour son édition de 1897 de tenir compte de toutes les indications qu’ils donnent: il a même estimé devoir en exclure la lettre CXLV, sous prétexte qu’elle ne figure dans aucun des cahiers. Le texte ainsi établi par Barckhausen (et repris en 1913 dans la série des Textes français modernes) a été suivi par Elie Carcassonne (Belles Lettres, 1929) et Roger Caillois («Bibliothèque de la Pléiade», 1949). Mais depuis que le ‘dossier de la Brède’, contenant entre autres les cahiers de corrections, et inaccessible depuis Barckhausen, a été enfin mis à la disposition générale, l’on voit se dessiner une préférence unanime pour le texte de l’édition Richer 7. D’abord chez André Masson, pour l’édition des Œuvres publiée sous sa direction entre 1950 et 1955, et qui reproduit en facsimilé le texte de 1758; mais aussi, par la suite, chez Antoine Adam, Paul Vernière, Jean Starobinski et Laurent Versini, qui reprennent tous comme point de départ le texte D , en consignant d’une part les variantes ABC , et d’autre part ces corrections ou repentirs des cahiers de 1754 qui ne sont pas maintenus dans l’édition Richer de 1758. Cinq éditions ‘modernes’, donc, établies sur les mêmes bases, et dont on serait en droit d’attendre qu’elles présentent un texte à peu près identique. Or, dans le cas de la lettre CXLIV, on a pu décéler entre elles une incohérence qui n’est pas sans importance. Un coup d’œil sur le tableau-appendice déjà mentionné révèle — chose bien curieuse — que cette lettre a été attribuée, selon l’édition, à deux 4 correspondants différents: si la plupart des éditeurs suivent fidèlement le texte de l’édition D et gardent donc la suscription «Usbek à Rica», trois d’entre eux intervertissent ces deux noms pour attribuer la lettre à Rica. Une telle interversion serait de moindre portée s’il s’agissait ici d’un trait de mœurs, d’une lettre philosophique ou satirique à portée générale, ou si le ‘contenu’ de la lettre pouvait être rapporté, plus ou moins indifféremment, à la perspective de l’un ou de l’autre de nos épistoliers persans. C’est à peu près le cas pour d’autres lettres, et d’ailleurs, nous montrerons plus loin que Montesquieu ne s’est point privé de changer quelques attributions, sans apporter d’autres modifications significatives aux textes. Mais le cas de la lettre CXLIV est autrement problématique. Elle comprend, tout d’abord, un hapax assez frappant: bien que la lettre soit adressée à Rica (dans C et D), Usbek s’y adresse curieusement à lui-même: «Oh! mon cher Usbek, que la vanité sert mal ceux qui en ont une dose plus forte que celle qui est nécessaire à la conservation de la nature!» On peut supposer que c’est pour ‘corriger’ cette apparente anomalie que Roger Caillois et Paul Vernière ont interverti le nom du destinateur et celui du destinataire, mais ils ne proposent aucune note explicative qui nous permettrait de le savoir avec certitude 8. Laurent Versini fait de même, en justifiant sa démarche dans une note: ‘La lettre CXLIV manque dans A et B et est la septième du Supplément de C; elle porte dans C et D la suscription «Usbek à Rica», par inadvertance puisque l’épistolier s’y adresse à «mon cher Usbek» (§3).’(C’est nous qui soulignons) 9. D’autre part, la lettre en question prend, par sa datation, une valeur très spéciale dans l’économie des Lettres persanes. Datée «De Paris, le 22 de la lune de 5 Chabban [novembre], 1720», elle ouvre la séquence des trois dernières lettres du roman — non, certes, du point de vue de l’ordonnancement typographique, mais du point de vue de l’ordre chronologique. Pierre Testud 10, et plus récemment Jean-Paul Schneider 11, sont parmi les commentateurs qui ont souligné avec le plus de netteté le soin avec lequel Montesquieu a joué sur la distribution temporelle des lettres de son roman 12. On s’était déjà aperçu du ‘décrochement’ chronologique assez spectaculaire que représentent les quinze dernières lettres, celles qui font la chronique des événements dramatiques aboutissant à la désagrégation et à l’effondrement final du sérail; mais avant Testud, on s’était contenté d’applaudir l’adresse de Montesquieu à conserver à son dénouement sa force dramatique, qui eût été perdue pour le lecteur si ces lettres avaient été intégrées dans le texte aux dates de leur réception, comme c’est le cas pour presque toutes les autres missives. C’est le mérite de Pierre Testud d’avoir eu l’idée de replacer ces lettres dans l’ordre chronologique, aboutissant ainsi à des révélations assez étonnantes sur la cohérence dont est pourvu ce chef d’œuvre uploads/Litterature/ l-x27-attribution-de-la-lettre-cxliv-des-lettres-persanes.pdf
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- Publié le Dec 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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