Collection conçue et dirigée par Claire Debru Quand tout a été dit sans qu’il s

Collection conçue et dirigée par Claire Debru Quand tout a été dit sans qu’il soit possible de tourner la page, écrire à l’autre devient la seule issue. Mais passer à l’acte est risqué. Ainsi, après avoir rédigé sa Lettre au père, Kafka avait ainsi préféré la ranger dans un tiroir. Ecrire une lettre, une seule, c’est s’offrir le point final, s’affranchir d’une vieille histoire. La collection « Les Affranchis » fait donc cette demande à ses auteurs : « Ecrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite. » Annie Ernaux L’AUTRE FILLE Photo n° 1 : rue de l’Ecole ; © D.R. Photo n° 2 : Lillebonne ; © D.R. © NiL éditions, Paris, 2011 Conception graphique : Joël Renaudat / Éditions Robert Laffont EAN 978-2-84111-552-5 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo « La malédiction des enfants, c’est qu’ils croient. » Flannery O’Connor C’est une photo de couleur sépia, ovale, collée sur le carton jauni d’un livret, elle montre un bébé juché de trois quarts sur des coussins festonnés, superposés. Il est revêtu d’une chemise brodée, à une seule bride, large, sur laquelle s’attache un gros nœud un peu en arrière de l’épaule, comme une grosse fleur ou les ailes d’un papillon géant. Un bébé tout en longueur, peu charnu, dont les jambes écartées avancent, tendues jusqu’au rebord de la table. Sous ses cheveux bruns ramenés en rouleau sur son front bombé, il écarquille les yeux avec une intensité presque dévorante. Ses bras ouverts à la manière d’un poupard semblent s’agiter. On dirait qu’il va bondir. Au- dessous de la photo, la signature du photographe – M. Ridel, Lillebonne – dont les initiales entrelacées ornent aussi le coin supérieur gauche de la couverture, très salie, aux feuillets à moitié détachés l’un de l’autre. Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’est pas moi, c’est toi. Il y avait pourtant une autre photo de moi, prise chez le même photographe, sur la même table, les cheveux bruns pareillement en rouleau, mais j’apparaissais dodue, avec des yeux enfoncés dans une bouille ronde, une main entre les cuisses. Je ne me souviens pas avoir été intriguée alors par la différence, patente, entre les deux photos. Aux alentours de la Toussaint je vais au cimetière d’Yvetot fleurir les deux tombes. Celle des parents et la tienne. D’une année sur l’autre j’oublie l’emplacement mais je me repère à la croix haute et très blanche, visible depuis l’allée centrale, qui surmonte ta tombe, juste à côté de la leur. Je dépose sur chacune un chrysanthème de couleur différente, quelquefois sur la tienne une bruyère, dont j’enfonce le pot dans le gravier de la jardinière creusée exprès, au pied de la dalle. Je ne sais pas si on pense beaucoup devant les tombes. Devant celle des parents, je m’attarde un moment. C’est comme si je leur disais « me voilà », et leur apprenais ce que j’étais devenue depuis un an, ce que j’avais fait, écrit, espérais écrire. Après je passe à la tienne, à droite, je regarde la stèle, je lis chaque fois l’inscription en grands caractères dorés, trop rutilants, refaits grossièrement dans les années quatre-vingt-dix par-dessus les anciens, plus petits, devenus illisibles. De son propre chef, le marbrier a supprimé la moitié de l’inscription d’origine, choisissant de ne laisser sous tes nom et prénom que cette unique mention, certainement parce qu’il la jugeait primordiale : « Décédée le Jeudi-Saint 1938 ». C’est elle qui m’avait frappée aussi la première fois que j’ai vu ta tombe. Comme la preuve inscrite dans la pierre du choix de Dieu et de ta sainteté. Depuis vingt-cinq ans que je viens sur les tombes, à toi je n’ai jamais rien à dire. D’après l’état civil tu es ma sœur. Tu portes le même patronyme que le mien, mon nom de « jeune fille », Duchesne. Dans le livret de famille des parents presque en lambeaux, à la rubrique Naissance et Décès des Enfants issus du Mariage, nous figurons l’une au-dessous de l’autre. Toi en haut avec deux tampons de la mairie de Lillebonne (Seine-Inférieure), moi avec un seul – c’est dans un autre livret officiel que sera remplie pour moi la case décès, celui qui atteste de ma reproduction d’une famille, avec un autre nom. Mais tu n’es pas ma sœur, tu ne l’as jamais été. Nous n’avons pas joué, mangé, dormi ensemble. Je ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue. Tu es sans corps, sans voix, juste une image plate sur quelques photos en noir et blanc. Je n’ai pas de mémoire de toi. Tu étais déjà morte depuis deux ans et demi quand je suis née. Tu es l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations. Le secret. Tu as toujours été morte. Tu es entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans. Née et morte dans un récit, comme Bonny, la petite fille de Scarlett et de Rhett dans Autant en emporte le vent. La scène du récit se passe pendant les vacances 1950, le dernier été des grands jeux du matin au soir entre cousines, quelques filles du quartier et des citadines en vacances à Yvetot. On jouait à la marchande, aux grandes personnes, on se fabriquait des maisons dans les nombreuses dépendances de la cour du commerce des parents, avec des casiers à bouteilles, des cartons et des vieux tissus. On chantait chacune son tour, debout sur la balançoire, Il fait bon chez vous Maître Pierre et Ma guêpière et mes longs jupons, comme au crochet radiophonique. On s’échappait pour cueillir des mûres. Les garçons étaient interdits par les parents sous le prétexte qu’ils préféraient les jeux brutaux. Le soir on se séparait, sales comme des peignes. Je me lavais les bras et les jambes, heureuse de recommencer le lendemain. L’année d’après, les filles seront toutes dispersées, ou fâchées, je m’ennuierai et je ne ferai que lire. Je voudrais continuer à décrire ces vacances-là, retarder. Faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme entreprendre de développer une pellicule photo conservée dans un placard depuis soixante ans et jamais tirée. C’est un dimanche en fin d’après-midi, au début de la voie étroite qui longe l’arrière de l’épicerie et du café des parents, la rue de l’Ecole, appelée ainsi à cause d’une école maternelle privée qu’il y aurait eue au début du siècle, près du jardinet de roses et de dahlias, protégé par un haut grillage qui court tout le long du mur au-dessus d’un talus de mauvaises herbes. De l’autre côté, une haie épaisse et haute. Depuis un moment indéterminé, ma mère est en grande conversation avec une jeune femme du Havre qui passe les vacances avec sa petite fille de quatre ans chez ses beaux-parents, les S., dont la maison se trouve à une dizaine de mètres plus loin dans la rue de l’Ecole. Sans doute est-elle sortie du magasin, qui ne ferme jamais à cette époque, pour continuer de bavarder avec sa cliente. Je joue près d’elles avec la petite fille, elle s’appelle Mireille, à courir et nous attraper. Je ne sais pas comment j’ai été alertée, peut-être la voix de ma mère plus basse d’un seul coup. Je me suis mise à l’écouter, comme si je ne respirais plus. Je ne peux pas restituer son récit, seulement sa teneur et les phrases qui ont traversé toutes les années jusqu’à aujourd’hui, se sont propagées en un instant sur toute ma vie d’enfant comme une flamme muette et sans chaleur, tandis que je continuais de danser et de tournoyer à côté d’elle, tête baissée pour n’éveiller aucun soupçon. [Ici, il me semble que les paroles déchirent une zone crépusculaire, me happent et c’en est fini.] Elle raconte qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans, avant la guerre, à Lillebonne. Elle décrit les peaux dans la gorge, l’étouffement. Elle dit : elle est morte comme une petite sainte elle rapporte les paroles que tu lui as dites avant de mourir : je vais aller voir la Sainte Vierge et le bon Jésus elle dit mon mari était fou quand il t’a trouvée morte en rentrant de son travail aux raffineries de Port-Jérôme elle dit c’est pas pareil de perdre son compagnon elle dit de moi elle ne sait rien, on n’a pas voulu l’attrister A la fin, elle dit de toi elle était plus gentille que celle-là Celle-là, c’est moi. Pas plus qu’une photo, la scène du récit n’a bougé. Je vois la place exacte des deux femmes dans la rue, l’une par rapport à l’autre. Ma mère en blouse blanche s’essuyant les yeux de temps en temps avec son mouchoir. La silhouette de la jeune femme, plus élégante que les clientes habituelles, en robe claire, ses cheveux tirés en arrière uploads/Litterature/ l-x27-autre-fille.pdf

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