MARCU, Ioana-Maria - L’écriture des auteurs «intrangers» à la «périphérie» de l

MARCU, Ioana-Maria - L’écriture des auteurs «intrangers» à la «périphérie» de la norme. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 77-90 77 L’ÉCRITURE DES AUTEURS « INTRANGERS » À LA « PÉRIPHÉRIE » DE LA NORME IOANA-MARIA MARCU Un. de l’Ouest de Timisoara ioana.marcu@e-uvt.ro Résumé : La stigmatisation de la littérature issue de l’immigration maghrébine et le refus de son caractère littéraire et esthétique sont imputables non seulement à sa thématique, trop proche de l’autobiographie et même du documentarisme ou du témoignage sociologique, mais aussi à la langue d’écriture, tellement éloignée de la véritable langue littéraire. Apprivoisée par les écrivains « intrangers », la langue grise ‒ langue de la rue, des « toxi-cités » ‒ devient l’objet ludique de ceux qui prennent la parole en la transformant en langue littéraire. Elle portera alors les empreintes de deux espaces définitoires dont les écrivains, respectivement les personnages, se réclament, à savoir la banlieue, à travers l’argot ou le verlan, et la terre des origines, à travers les emprunts à la langue arabe. Elle est donc une « identi-langue » donnant des informations sur l’espace de production d’une littérature, sur son statut hors norme dans le champ littéraire français, sur le franchissement des normes de la langue littéraire. Nous fondons notre étude de cette langue littéraire périphérique – oralisée, déguisée et épicée ‒ sur le roman Kiffer sa race d’Habiba Mahany (2008). Mots-clés : écriture périphérique, écrivain « intranger », langue oralisée, langue déguisée, langue épicée. Abstract : The stigmatization of the North African immigration literature and the refusal of its literary and aesthetic character are attributable not only to its theme, too close to the autobiography and even to the documentary or to the sociological testimony, but also to the language of writing, so far from the true literary language. Tamed by the “intrangers” writers, the “langue grise” - language of the street, of the “toxi-cités” - becomes the object of the game of those who speak and transform it into a literary language. It will carry the imprints of two defining spaces whose writers and characters, respectively, claim - the suburbs, through the argot or slang, and the land of origins, through borrowings from Arabic. It is therefore an “identi-language” giving information on the area of production of a literature, on the crossing of standards of literary language, on its exceptional status in the French literary field. We base our study of this peripheral literary language on the novel Kiffer race of Habiba Mahany (2008). Keywords : peripheral writing, “intranger” writer, oralized language, disguised language, spicy language. MARCU, Ioana-Maria - L’écriture des auteurs «intrangers» à la «périphérie» de la norme. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 77-90 78 Introduction De nos jours, il est de plus en plus difficile de réduire l’étendue de la notion de « littérature » uniquement à un ensemble d’œuvres écrites aux qualités durablement reconnues, appartenant au patrimoine mondial. Il est évident à présent que cette notion ne se résume plus à un certain nombre de chefs-d’œuvre que l’on transmet de génération en génération et que l’histoire littéraire chérit comme un véritable trésor. À part ces œuvres impérissables, la « littérature » semble de plus en plus regrouper également des livres qui séduisent un public pas toujours initié dont le but n’est plus d’aller à la recherche de la valeur esthétique de l’œuvre littéraire en question et de mettre peut-être en doute les critères de jugement mais plutôt de s’y retrouver, de s’identifier à un personnage, à une intrigue. Dans l’« Introduction » à son ouvrage La littérature française au présent, Dominique Viart parle en effet d’une nouvelle ère littéraire dont on peut situer l’origine dans les années 1980, années marquant le surgissement sur la scène littéraire d’un nombre important d’écrivains jusqu’alors inconnus qui ne misent plus sur des « jeux formels » mais qui s’intéressent aux existences individuelles, aux histoires de famille, aux conditions sociales, autant de domaines que la littérature semblait avoir abandonnés aux sciences humaines (…) ou aux « récits de vie » qui connaissent un véritable succès. Le goût du roman, le plaisir narratif s’imposent à nouveau à des écrivains qui cessent de fragmenter leurs récits ou de les compliquer outrageusement (Viart, 2008: 7-8). Viart ajoute plus loin : « ce n’est pas seulement une nouvelle génération qui s’avance, c’est bien une nouvelle esthétique qui commence à se dessiner (…). Une page de l’histoire littéraire est vraiment en train de se tourner » (ibid.: 8). Les nouveaux-venus – parmi lesquels on peut inclure aussi les écrivains issus de l’immigration maghrébine qui commencent à s’affirmer sur la scène littéraire justement à partir des années 1980 – sont prêts, toujours selon Viart, « à faire du romanesque avec presque rien, tant leur désir [de prendre la plume et la parole] en semble fort » (ibid.: 8). Le réel, longtemps « déserté [par] une grande partie de la littérature » (ibid.: 8), devient alors leur matière première ; des espaces longtemps « laissés en jachère » (ibid. : 8) – comme les territoires périphériques de l’espace français – deviennent tout d’un coup des endroits dont les habitants demandent à être écoutés, dont les individus les plus déterminés décident que le temps est venu pour s’affirmer, pour se dire et pour dire les histoires de ceux qu’on a condamnés trop longtemps à l’aphasie, de ceux qui, MARCU, Ioana-Maria - L’écriture des auteurs «intrangers» à la «périphérie» de la norme. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 77-90 79 emmurés dans leur silence, ont fini par être l’objet du discours (le plus souvent hostile) des autres. En prenant la parole, ces écrivains – et nous nous référons cette fois uniquement aux auteurs « intrangers »1 appartenant à ce qu’on a l’habitude d’appeler « la deuxième génération » ‒ dérangent l’ordre établi des choses, et cela à plusieurs niveaux. Leurs écrits – grâce à leur intrigue et également à leur forme (surtout à leur écriture, à leur construction et à leur langue d’expression) ‒ se situent volontairement à la périphérie de la norme, mettant « en question des stabilités installées » (ibid.: 13) qui ne les concernent plus, transformant ainsi le texte littéraire en « un discours autre ». Cette littérature « mineure »2 naissante, étrange et étrangère à la fois, s’écrit donc « là où le savoir défaille, là où les formes manquent, là où il n’y a pas de mots – ou pas encore » (ibid.: 13). Pour parvenir à créer de telles œuvres littéraires périphériques, les écrivains ont donc besoin « d’autres mots, combinés selon des syntaxes improbables, inédites, dans tous les sens du terme » (ibid.: 13). C’est justement sur cette écriture hors norme des auteurs « intrangers » que nous voudrions nous attarder dans cette contribution. Dominique Viart, dans l’« Introduction » à son ouvrage que nous venons de citer, considère que les écrivains appartenant à la « nouvelle ère » de la littérature ne se préoccupent plus de l’écriture. Qu’il s’agisse « de mimer les parlers du moment, (…) [ou] de ne pas se soucier de la façon dont ils écrivent » (ibid.: 12), ces auteurs de la nouvelle vague semblent s’intéresser uniquement à leurs personnages et à leurs histoires, quand elles existent. En nous rapportant à ce qu’on appelle parfois la « littérature beur », nous considérons que ces affirmations de Viart ne sont que partiellement correctes. Il est vrai que les écrivains issus de l’immigration maghrébine ne font pas preuve d’un même travail esthétique que leurs prédécesseurs – les écrivains maghrébins de langue française ‒, qu’ils ont l’air parfois de ne pas trop se soucier de la qualité de leurs œuvres, ce qui a fait que certains critiques et mêmes auteurs doutent de l’existence d’un véritable corpus littéraire « intranger ». Cependant, cette langue singulière, authentique, à l’opposé de la langue littéraire agréée par les institutions littéraires, reflet de la langue parlée à l’intérieur de l’espace d’origine de ces écrivains, représente en effet la façon qu’Azouz Begag, Rachid Djaïdani, Mohamed Razane, Mabrouck Rachedi, Faïza Guène, Habiba 1 L’origine de ce mot n’est pas facile à déterminer. Si le personnage Kamel Léon du roman Allah Superstar de l’écrivain algérien Y.B., alias Yassir Benmiloud, affirme avoir inventé lui-même ce terme, une recherche sur Internet nous fait découvrir un autre possible forgeur du mot, à savoir l’écrivain allemand d’origine turque Cem Özdemir dont la biographie s’intitule Je suis un intranger [Ich bin Inländer]. 2 Nous employons ici ce terme avec son sens propre et non pas avec le sens que lui donnent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Kafka pour une littérature mineure (1975). MARCU, Ioana-Maria - L’écriture des auteurs «intrangers» à la «périphérie» de la norme. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 7, mai 2016, p. 77-90 80 Mahany, Houda Rouane et tant d’autres choisissent pour faire sortir la littérature « de sa propre tour d’ivoire [et pour] uploads/Litterature/ l-x27-ecriture-des-auteurs-intrangers-a-la-peripherie-de-la-norme.pdf

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