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DE L’OBSCURITÉ COMME CENSURE Proust, Muhlfeld, Mallarmé « Un critique est une personne qui se mêle de ce qui la regarde pas » : ce propos attribué à Mallarmé – auquel Sartre l’empruntera peut-être pour définir l’intellectuel1 – prend un piquant tout particulier d’avoir été d’abord rapporté par Proust, et de surcroît comme « un de ses mots profonds et frivoles qui, dans son œuvre, en face de ses vers de ténèbres, sont comme la revanche délicieuse de la lumière2 ». Ce mot et ce commentaire, c’est moins de dix ans après la polémique qui l’avait opposé à Mallarmé au sujet précisément de l’obscurité en poésie que Proust les place, en 1904, au seuil de l’une de ses notes de lecture du Gil Blas. En juillet 1896, n’ayant guère à son crédit que Les Plaisirs et les Jours, paru un mois plus tôt, l’écrivain en herbe avait donné à La Revue blanche un article très rude pour dénoncer dans l’obscurité chère aux poètes de la « jeune école » une « erreur d’esthétique » fondée sur un oubli des « lois générales de l’art » et du « génie permanent de la langue3 ». Bien qu’aucun n’y fût nommé, l’article prenait explicitement pour cible le « symbolisme », envisagé sous les trois aspects de la poésie « en vers ou en prose » fédérée à son enseigne, de la métaphysique nuageuse professée par ses adeptes et de la posture aristocratique dont la plupart de ceux-ci se prévalent au sein d’un univers littéraire menacé, à les en croire, par « les atteintes du vulgaire ». Rien là qui résiste à l’examen, 1 « L’intellectuel, écrira-t-il, est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (J.- P. Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, dans Situations, VIII, Paris, Gallimard, 1972, p. 377). 2 Marcel Proust, notule au sujet d’une Étude sur Victor Hugo par Fernand Gregh (Gil Blas, 14 décembre 1904, sous le pseudonyme de Marc Antoine), recueillie parmi ses Essais et articles, dans Contre Sainte-Beuve, éd. P. Clarac avec la collaboration d’Y. Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 501. 3 M. Proust, « Contre l’obscurité » (La Revue blanche, no 75, 15 juillet 1896), dans La Revue blanche. Histoire, anthologie, portraits (par O. Barrot et P. Ory), Paris, U.G.E., série « Fins de siècles », 1989, p. 65-71 (le texte en est aussi disponible dans le volume Contre Sainte- Beuve, éd. citée, p. 390-395). 432 PASCAL DURAND expliquait un Proust abritant derrière une « franchise […] méritoire peut- être dans la bouche d’un jeune homme » la cruelle ironie avec laquelle il exhortait ces « poètes obscurs » à se retremper au secret de la nature, qui « leur apprendra le dédain de l’obscurité », et à renoncer, pour leur propre bien, aux illusions à la fois naïves et vulgaires qu’ils nourrissent1. L’intéressant, dans cette charge, tient moins à sa fougue qu’à la position d’énonciation adoptée pour la cause, qui tranche à deux égards avec les polémiques dont l’esthétique symboliste a couramment fait l’objet dans la presse et sous la plume de tant d’adversaires déclarés. Son offensive « Contre l’obscurité », Proust la mène ou plutôt feint de la mener, non sans culot, au nom et au bénéfice des poètes auxquels il s’adresse, à la génération des plus jeunes desquels d’ailleurs il appartient ; et cela dans les pages de l’un des principaux organes du mouvement dont il disqualifie les valeurs caractéristiques. Le discours critique se double pour le coup d’une intrusion significative, à quoi la rédaction de La Revue blanche se devait de réagir. Elle n’y manqua pas, et sans tarder : dans la même livraison, Lucien Muhlfeld – auquel Proust, est-il précisé en note, avait « par avance communiqué son article » – versait au dossier un long texte « Sur la clarté » dans lequel l’ancien secrétaire de la rédaction s’employait à réfuter les objections de l’intrus sur un ton où la condescendance le disputait au dogmatisme2. Cette affaire présente un autre intérêt pour l’objet général du présent volume : à savoir que l’intrusion du jeune Proust au cœur de la forteresse symboliste aura été, au-delà, l’occasion pour un Mallarmé piqué au vif de prendre part à cette controverse en publiant dans le numéro suivant de La 1 Le comble en fait d’ironie est atteint lorsque Proust, considérant « l’argument le plus souvent invoqué par les poètes obscurs en faveur de leur obscurité, à savoir le désir de protéger leurs œuvres contre les atteintes du vulgaire », en vient en effet à déclarer qu’« ici le vulgaire ne me semble pas être où l’on pense » : « Celui qui se fait d’un poème une conception assez naïvement matérielle pour croire qu’il peut être atteint autrement que par la pensée et le sentiment (et si le vulgaire pouvait l’atteindre ainsi il ne serait pas le vulgaire), celui-là a de la poésie l’idée enfantine et grossière qu’on peut précisément reprocher au vulgaire » (ibid., p. 69-70). 2 Lucien Muhlfeld (1870-1902) avait été, de 1891 à 1895, le secrétaire-gérant et le chroni- queur littéraire en titre de la revue des frères Natanson, devenue avec Le Mercure de France de Rachilde et Vallette l’un des deux principaux organes du symbolisme en phase de consécration et de luxueuse routinisation. Les morceaux choisis par O. Barrot et P. Ory ont été utilement prolongés par C. Barraud, La Revue blanche. Une anthologie, Houilles, Manucius, coll. « Littéra », 2010. DE L’OBSCURITÉ COMME CENSURE 433 Revue blanche, avec « Le mystère dans les lettres », non seulement l’un de ses écrits théoriques majeurs, relatif aux mécanismes de la signification poétique telle qu’il la concevait, mais une réflexion touchant aux effets de censure de toute sorte, censure préventive autant que subie, suscités par la rencontre plus ou moins pertinente entre un texte à dimension poétique et le mode de lecture auquel il se voit destiné ou auquel il se trouve soumis. En rouvrant ici ce dossier, je voudrais montrer, pour le dire d’abord très vite, que ce débat sur l’obscurité en poésie, de Proust à Mallarmé en passant par Muhlfeld, aura été aussi, sous plusieurs angles, un débat sur la censure. Censure par l’obscurité (selon Proust). Censure de l’obscurité (selon Muhlfeld). Censure au moyen mais aussi au profit de l’obscurité (selon Mallarmé). Le tout placé sous le signe de la lecture ou de la lisibilité en général et sous celui de la critique en particulier. « IL DIT CE QU’ON DIT » Commençons par le retournement que l’article « Sur la clarté » fait subir au point de vue adopté par Proust dans son propre article « Contre l’obscurité ». Montant au créneau au nom de toute la rédaction d’« une revue qu’on considère, aux meilleurs salons, dit-il, comme un repaire de décadents » – bien qu’« en insérant [ledit article], dit-il encore, ladite revue marque une humilité tout à fait seyante1 » –, Lucien Muhlfeld prend soin de mentionner que Proust lui en a transmis le texte avant publication « avec une courtoisie charmante ». Qu’il soit ainsi fait assaut de bonnes manières s’accorde sans doute à un canton de l’univers litté- raire où dénégation et litote ont plus encore qu’ailleurs force de loi ; la chose n’en dit pas moins long sur les enjeux engagés dans cette polé- mique : enjeux territoriaux, pourrait-on dire, en ce qu’ils touchent en effet au droit d’intervenir ou de prévenir toute intrusion sur un terrain défini. C’est à fleuret bien peu moucheté en réalité que Muhlfeld réagit au « petit travail » de celui qu’il appelle « [son] jeune confrère2 ». De 1 Lucien Muhlfeld, « Sur la clarté », dans La Revue blanche. Histoire, anthologie, portraits, éd. citée, p. 72. 2 Ibid., p. 72. 434 PASCAL DURAND même que l’article « Contre l’obscurité » frappait par son ton et son mode d’énonciation plus que par ses propositions, la réplique qui lui est immédiatement adressée fait moins sens par la teneur de ses arguments que par la vigueur très méthodique avec laquelle son auteur s’engage dans ce qui tient à l’évidence d’une guerre de positions. Là où Proust ne nommait aucun des « poètes obscurs » qu’il prenait à partie, ni aucun auteur vivant – hormis « M. Anatole France », à l’exemple duquel il les rappelait comme à « l’un des seuls qui veuille ou qui sache [se] servir encore » du « charme natal du parler de France1 » –, Muhlfeld avance tout cuirassé de noms et de références (et aussi de concepts savants). Écrivains jeunes et moins jeunes mêlés au symbolisme, tels que Kahn, Griffin, Régnier, Moréas, Verhaeren, Gide, Coolus, Ponchon, Wyzewa ou Barrès. Grammairiens et philologues tels que Darmesteer, Littré, Noël et Chapsal, Gaston Paris et jusqu’à « [son] vieux maître de rhéto- rique, Eugène Réaume, l’éditeur d’Agrippa d’Aubigné2 ». Représentants d’autres disciplines encore, tels un Élisée Reclus, un Jules Souris ou un Charles Seignobos. Ce n’est pas qu’il s’agisse de jouer cartes sur table, ni seulement uploads/Litterature/ l-x27-obscurite.pdf

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