OSWALD SPENGLER Le déclin de l’Occident, ı et ıı c o l l e c t i o n t e l Oswa

OSWALD SPENGLER Le déclin de l’Occident, ı et ıı c o l l e c t i o n t e l Oswald Spengler Le déclin de l’Occident Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle TOME I Traduit de l’allemand par Mohand Tazerout Avant-propos de Johann Chapoutot Gallimard © C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung (Oscar Beck) München 1923. © Éditions Gallimard, 1948, renouvelé en 1976, pour la traduction française. © Éditions Gallimard, 2021, pour l’Avant-propos. Couverture : Ernst Haeckel (1834-1919) fit connaître les théories de Darwin en Allemagne et se rendit célèbre par ses planches, notamment d’animaux marins (ici des ascidies). Photo © Mehau Kulyk / science photo library / sciencephoto.fr (détail). AVANT-PROPOS Il est parfois difficile d’aller au-delà d’un titre, surtout quand celui-ci semble résumer et exprimer un Zeitgeist, l’esprit d’une époque. À la fin de la Grande Guerre, qui a tant éprouvé l’Europe et l’idée qu’elle se faisait d’elle-même, les intelligences du conti­ nent bruissent d’idées mélancoliques ou désespérées, sur le mode de la déclamation marmoréenne et solennelle (« Nous autres civi­ lisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », Paul Valéry), du constat démographique et scientifique (Le Déclin de l’Europe, Albert Demangeon), ou de la pochade nihiliste (Dada). En Allemagne, cette Stimmung européenne est plus angoisse qu’inquié­ tude. Les cinéphiles le savent bien, qui s’émerveillent, au soleil noir de Caligari (1920), de Mabuse (1922) ou de Nosferatu (1922), d’une efflorescence artistique étrange et tourmentée. En 1918, les Allemands vivent la fin d’un monde, celui de l’Al­ lemagne wilhelminienne, toute de rodomontades diplomatiques, de succès industriels et d’hybris militaire, incarnés par un souve­ rain immature et baroque, qui prétendait lancer l’Allemagne « à toute vapeur » (mit Volldampf voraus) vers un destin « mondial » (Weltreich, Weltpolitik, Weltmacht…) et qui, en faisant cliqueter son sabre, précipita son pays dans la catastrophe à grands renforts de hourrahs enthousiastes et puérils. Ils vivent aussi, et au-delà, une fin du monde comme ils en ont désormais l’habitude, de grand schisme d’Occident (la Réforme, de 1517 à 1521) en fin du Saint Empire (1806), en passant par la guerre de Trente Ans (1618‑1648). L’ar­ mistice de 1918 est un choc pour une population certes éprouvée par la guerre et le blocus, mais nourrie, à défaut de protéines et de féculents, aux communiqués tintinnabulants de l’état-major auxquels on apportait foi, car « armée » rime avec « fidélité » (Treue) et avec « succès » (le traité de Brest-Litovsk, le 3 mars 1918, a scellé une victoire écrasante des puissances centrales à l’Est). Un choc que l’on ne comprend pas, et qui s’aggrave, quelques mois plus tard, avec la signature, extorquée à Versailles à des représentants allemands qui n’ont plus de plénipotentiaires que le nom. Le traumatisme de la défaite résonne avec ceux du passé (décidé­ ment, l’Allemagne est maudite), tandis que les contemporains rai­ sonnent tous azimuts : on cherche des explications, des responsables, des coupables, on accorde foi et crédit à tous les complots affabulés et à toutes les trahisons imaginées, on mobilise toutes les ressources de l’idéologie, de la stratégie, de la biologie… pour comprendre ce qui se passe. C’est dans ce contexte d’immense désarroi et de perplexité générali­ sée que paraît un ouvrage roboratif au titre proprement providentiel. Parution opportune, quiproquo fécond : l’auteur, Oswald Spengler, ne parle pas du tout de la situation allemande contemporaine, mais de la lente pulsation des siècles. Son titre, Le Déclin de l’Occident, était arrêté dès 1912 — à une époque, donc, où personne, et pas même lui, n’imaginait le Reich perdre la moindre guerre, après cette impressionnante série de victoires (1813, 1815, 1864, 1866, 1871) que les armes prussiennes-allemandes avaient remportées depuis un siècle. Il s’inspirait des travaux de l’historien Otto Seeck, élève de Mommsen et professeur à l’université de Greifswald, qui avait entamée, en 1895, la publication d’une monumentale Histoire du déclin du monde antique. Spengler n’est pas une éminence académique comme le Dr Seeck, il n’est pas un historien non plus, mais il a des titres à faire valoir, ainsi qu’une réelle volonté de faire œuvre, sous le patronage litté­ raire et artistique d’un Goethe. Contrairement à Seeck, Spengler n’a pas de chaire universitaire, car il n’est pas titulaire de l’Habilitation mais, contrairement à Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard Wagner, social-darwiniste convaincu qui a publié, en 1899, d’imposants Fondements du xixe siècle après avoir été un éternel étudiant papillonnant entre les disciplines et collectionnant les pre­ mières années sans diplôme dans un nombre impressionnant d’uni­ versités, il est, lui, docteur, après un cycle complet de formation en mathématiques, sciences naturelles et en philosophie. C’est dans cette discipline qu’il rédige une thèse sur Le Fondement métaphy­ sique de la philosophie héraclitéenne, sujet qui lui permet de mêler Le déclin de l’Occident 8 sciences et lettres par l’étude de ces présocratiques que nous nom­ mons « philosophes » alors qu’ils se voulaient physiciens. La soute­ nance se déroule mal à Berlin, où l’on refuse de lui accorder le titre de docteur, mieux à Halle, où il se réinscrit en hâte : Spengler a un cursus assez emblématique des étudiants allemands de son temps, conjuguant diverses disciplines, divers lieux, et présentant sa thèse là où on l’acceptera. La voie vers le professorat des universités étant toutefois compromise, Spengler présente, et réussit, en cette même année 1904, les examens d’État (Staatsexamina) en mathématiques, chimie, physique, zoologie et botanique qui lui ouvrent les portes du lycée. Entre 1905 et 1911, Spengler enseigne donc dans divers Gymnasien, comme stagiaire, puis comme titulaire, entre Sarrebruck et Hambourg. La mort de sa mère le libère doublement : c’est elle qui tenait à ce qu’il enseignât et eût une situation, et c’est elle qui lui lègue un petit héritage qui lui permet de vivre sa vie rêvée, celle d’un Publizist pour les rubriques culturelles de divers journaux de Munich, où il s’installe, et d’un Literat, qui pourra se vouer à l’écri­ ture. Munich l’intéresse, mais sa scène culturelle et politique, notam­ ment dans le quartier bohème de Schwabing, où il réside, l’écœure : il ne voit dans les artistes et orateurs des cafés de la ville que des symptômes de décadence (intellectuelle et morale), sinon de dégé­ nérescence (biologique). Prodigieusement cultivé, lecteur infatigable, Spengler travaille à son grand œuvre qui, donc, paraît en septembre 1918. Le titre rencontre son temps, non sans malentendus. L’Occident se dit en allemand Abendland, le « pays du soir ». Géographiquement et sémantiquement, il désigne bien plus ce finistère de l’Europe qu’est la France qu’une Allemagne qui s’interroge depuis la Renaissance sur son appartenance audit Occident. Par ailleurs, Untergang est un terme diablement polysémique : il peut connoter la catastrophe, le naufrage, mais il dénote plus sûrement le coucher de soleil, unter-­ gehen signifiant « disparaître en s’abaissant ». Le titre de Spengler désigne donc bien plus le spectacle sublime et apaisant du ponant en fin de journée que l’effondrement d’un Reich… Habent sua fata libelli (et, en l’espèce, tituli) : le livre de Spengler s’arrache, il est recensé, commenté, discuté, débattu car il semble offrir, à un niveau supérieur d’analyse, une herméneutique du désastre allemand, entre fin du Reich, Versailles et hyperinflation. Le succès est tel que le titre migre de Vienne, où se situe son pre­ mier éditeur, vers Munich, où C. H. Beck, le Gallimard allemand, Avant-propos 9 publie le second volume en 1922. Entre-temps, Spengler est devenu une figure de la pensée allemande, un homme dont on parle : l’éco­ lâtre, titulaire d’une thèse disputée, jouit de tous les attributs (y compris médiatiques et financiers) de la reconnaissance, tout en s’offrant le luxe de faire la moue devant les lectures qui plaquent son œuvre sur l’actualité contemporaine, sans dédaigner les sollicitations d’une droite nationale et revancharde qui en ferait volontiers son philosophe organique, voire le ministre de l’Éducation d’un gouver­ nement putschiste quelconque. L’ambition de Spengler est cependant plus haute : il s’agit de prendre place dans la galerie des bustes du Valhalla, temple néo-­ antique, réplique du Parthénon surplombant le Danube non loin de Ratisbonne et inaugurée en 1842 par Louis Ier de Bavière pour hono­ rer les plus grands penseurs et artistes allemands. Spengler a l’am­ bition d’un Leibniz, qui excellait en toutes matières, scientifiques et littéraires. Il se réclame de Goethe, à la fois naturaliste, physicien de la lumière et écrivain. Il inscrit volontiers ses pas dans ceux de Hegel et il est, surtout, un inconditionnel de Nietzsche, dont il pratique la Kulturkritik et partage le Kulturpessimismus. Oswald ­ Spengler est sans doute celui qui propose la formulation la plus aboutie, la plus systématique et la plus argumentée, la plus séduisante et la plus commentée aussi, de cette sensibilité culturelle allemande que l’on peut faire remonter à Herder (et à sa critique des Lumières en 1774) et dont Fichte, Schopenhauer, Nietzsche, puis Heidegger et Jünger seraient les figures les plus notables : l’Occident, avec le christianisme universaliste, puis la Révolution française et le libéralisme écono­ mique et politique, a pris une voie mauvaise, celle de l’aliénation et de uploads/Litterature/ spengler 1 .pdf

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