La mathesis universalis est-elle l’ontologie formelle? VINCENT GÉRARD ∗ « Le ch

La mathesis universalis est-elle l’ontologie formelle? VINCENT GÉRARD ∗ « Le chemin qui m’a conduit à la phénoménologie fut essentiellement déterminé par la mathesis universalis » 1. C’est en ces termes que Husserl si- gnale en 1912, dans le « Manuscrit au crayon », l’importance que revêtit la mathesis universalis dans le cheminement qui le conduisit à la phénoménolo- gie. Balisons le chemin en fixant le terminus a quo et le terminus ad quem. Selon son propre témoignage, l’intérêt de Husserl pour la mathesis universalis remonterait au début des années 1890 2. Au mois de juillet 1890, Husserl dé- pouille en effet les travaux de Hermann Hankel 3 et Walter Brix 4 sur l’histoire des mathématiques. Il copie des passages de Descartes, Florimond de Beaune, Van Schooten, Wallis, Leibniz, Newton, et d’autres mathématiciens. Ces notes prises par Husserl constituent le Manuscrit K I 31, dont l’enveloppe, datée de la main de Van Breda de 1890, porte le titre Exzerpte für historische Entwicklung. Nous y rencontrons pour la première fois sous la plume de Husserl, jusqu’à plus ample informé, l’expression « mathesis universalis » en même temps que l’indication de la tradition à laquelle elle est empruntée : celle de Van Schoo- ten, Wallis, Leibniz et Newton. D’autres manuscrits inédits attestent que Hus- serl s’est très tôt occupé de la question de la mathesis 5, en tout cas bien avant la ∗Les pages qui suivent sont la reprise développée d’une communication présentée le 28 avril 2001 aux Journées d’études « Categorial matters : husserlian logic themes » organisées par J. Benoist et M. Okada aux Archives-Husserl de Paris. 1. Husserl, La phénoménologie et les fondements des sciences, tr. fr. par D. Tiffeneau, p. 69 (cité désormais Ideen III). 2. Dans une lettre à Dietrich Mahnke du 17 octobre 1921, Husserl écrit en effet que la mathé- matique universelle (Universalmathematik) est « un thème qui m’a déjà vivement (brennend) intéressé au début des années 90 et pour lequel j’ai fait autrefois des études considérables » (Briefwechsel III 434). 3. H. Hankel, Zur Geschichte der Mathematik in Alertum und Mittelalter, Leipzig, Teubner, 1874 et surtout Vorlesungen über die complexen Zahlen und ihre Functionen, première partie, Theorie der complexen Zahlensysteme, Leipzig, Leopold Voss, 1867. 4. W. Brix, « Der mathematische Zahlbegriff und seine Entwicklungsformen. Eine logische Untersuchung », in Philosophische Studien, éd. par W. Wundt, Bd. V, Leipzig, 1887, pp. 632- 677. 5. Cf. Ms. K I 9, Herbart, Bolzano. Konsistenz in einer Mathesis, octobre 1894, 36 p., et Ms. K I 53, publié par L. Eley dans Husserliana XII, comme Appendice V, sous le titre : Zum Begriff der Operation, mais que Husserl avait lui-même intitulé :Verknüpfung (« Operation » in einer Mathesis) et dont la page 16 dans la pagination des Archives Husserl porte l’indication : 18. XI. 1891. 61 LA MATHESIS UNIVERSALIS EST-ELLE L’ONTOLOGIE FORMELLE? 62 rédaction du dernier chapitre des Prolégomènes à laquelle on la fait tradition- nellement remonter 6. Transportons-nous maintenant à l’autre borne de la pro- duction philosophique husserlienne. Le lecteur qui, à Belgrade, en décembre 1936, feuilletait le premier numéro de la revue Philosophia d’Arthur Liebert, pouvait retrouver dans la deuxième section de la Krisis la même expression, apparue près d’un demi siècle auparavant. A l’époque même où il s’attache à mettre en évidence les impasses du « vieux rationalisme de l’Aufklärerei » 7, Husserl en retiendrait encore le premier des concepts dans lesquels Michel Foucault croyait voir le fondement de son épistémè 8. Mais aux deux bornes de la phénoménologie, la même expression recouvre-t-elle le même concept? La mathesis husserlienne et la tradition arithmétisante à laquelle elle est empruntée s’inscrivent à leur tour dans une histoire plus générale. On ren- contre pour la première fois l’expression « mathesis universalis » sous la plume du mathématicien flamand Adriaan Van Roomen en 1597, au chapitre VII de l’Apologia pro Archimede 9. Synonyme de prima mathesis et conçue sur le modèle de la philosophie première, elle comporte les axiomes communs aux quantités discrètes et continues, notamment la théorie générale des proportions d’Eudoxe. On la retrouve chez Descartes, vingt ans plus tard, qui confère au texte de la Règle IV-B cette « étrange insularité » 10 qui a fait couler beau- coup d’encre : nous la chercherions en vain sous la plume de Descartes dans les textes antérieurs ; jamais plus nous n’entendrons parler, dans les Regulæ ou dans les textes plus tardifs, de la mathesis universalis, science de l’ordre et de la mesure. Leibniz, traversé par deux traditions de mathesis universalis, a échappé pour un temps à cette réduction arithmétisante, dans les Elementa nova matheseos universalis (1684-1687) 11. La mathesis universalis (aussi ap- pelée mathesis generalis) occupe, comme la métaphysique, une position in- termédiaire entre la scientia generalis (science de la pensée en général) et la mathesis specialis (composée de l’algèbre, de l’arithmétique et de la géomé- 6. Cf. Byung-Hak Ha, Das verhältnis der Mathesis universalis zur Logik als Wissenschafts- theorie bei E. Husserl, P. Lang, Frankfut am Main, 1997, p. 17 : « Ce n’est qu’avec les Re- cherches logiques que Husserl s’attaque explicitement à la théorie de la connaissance et à la mathesis universalis » et p. 123 : « Comme nous l’avons déjà dit, le programme husserlien de la théorie de la connaissance et de la mathesis universalis ne commence qu’avec les Recherches logiques ». 7. Husserl, Conférence de Vienne, tr. fr. par G. Granel, p. 381. 8. « L’épistémè classique peut se définir, en sa disposition la plus générale, par le système ar- ticulé d’une mathesis, d’une taxinomia et d’une analyse génétique. Les sciences portent toujours avec elles le projet, même lointain d’une mise en ordre exhaustive : elles pointent toujours aussi vers la découverte deséléments simples et de leur composition progressive ; et en leur milieu, elles sont tableau, étalement des connaissances dans un système contemporain de lui-même » (M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p. 89). 9. « Idea quædam universalis Matheseos, quam nos primam vocabimus Mathesin, proponi- tur » (Adrianus Romanus, Apologia pro Archimede, Genève, 1597, chap. VII, p. 23). 10. J. P. Weber, La constitution du texte des Regulæ, Paris, Sedes, 1964, p. 5. 11. Couturat, Opuscules et fragments inédits, Paris, 1903, pp. 348-351. 63 VINCENT GÉRARD trie), mais se distingue de la métaphysique en tant que celle-ci est « science des choses intelligibles » (scientia rerum intellectualium), tandis que celle-là est « science des choses imaginables » (scientia rerum imaginabilium) : bref, la mathesis universalis est « logique de l’imagination » (logica imaginationis) 12. Or l’imaginatio se rapporte aussi bien à la quantité qu’à la qualité. La mathesis universalis n’est donc pas seulement scientia quantitatum de aequali et inae- quali ; elle est aussi scientia qualitatum de simili et dissimili 13. Deux traditions de la mathesis également chez Bolzano. En 1810, dans les Beiträge zu einer begründeteren Darstellung der Mathematik, dont le deuxième cahier inachevé a pour titre Allgemeine Mathesis, la mathesis universelle et la métaphysique forment les deux branches de la connaissance a priori, et se distinguent l’une de l’autre en tant que les vérités mathématiques énoncent les conditions de pos- sibilité de l’existence des choses, tandis que la métaphysique doit « prouver la réalité, l’existence réelle de certains objets a priori » 14. Sans doute, la Grös- senlehre marque-t-elle dans les années 1830 une rupture avec la conception ontologique des mathématique défendue en 1810 et un retour à une définition traditionnelle de la mathématique comme science des nombres et des gran- deurs, un déficit de l’importance accordée à la combinatoire et une promotion de l’arithmétique. Toutefois, si le terme « mathesis universelle » cède la place à celui de « Grössenlehre », la chose ne disparaît pas pour autant : « le pro- jet initial d’une théorie universelle de l’objet en général aboutit à une doctrine mathématique des ensembles » 15. Aussi a-t-on pu voir dans le philosophe pra- gois « le pont entre les conceptions classiques de la mathesis universalis et les réflexions philosophiques du XXe siècle sur l’ontologie formelle » 16. Arrêtons-nous un instant sur cette expression. Peut-on, pour commencer à se l’approprier tant soit peu, la traduire en français? « Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde? » 17, de- mandait La Bruyère à Acis, le diseur de phœbus. S’il n’y a pas de mal à cela, pourquoi ne pas parler plus simplement de mathématique universelle? On par- viendrait ainsi à fixer dans une langue cette expression qui semble échapper à toute langue. On disposerait en effet de la traduction française d’une expres- sion qui n’est elle-même ni grecque, ni latine : ça n’est pas tout à fait du grec, 12. Cf. M. Schneider, « Funktion und Grundlegung der Mathesis Universalis im Leibnizschen Wissenschaftsystem », in Leibniz, questions de logique, Stud. Leibn., Sonderheft 15, Stuttgart, 1988, p. 164. 13. Cf. Husserl, Prolégomènes à la logique pure, § 60 « Nos attaches à Leibniz », tr. fr. par uploads/Litterature/ la-mathesis-universalis-est-elle-l-x27-ontologie-formelle-vincent-gerard.pdf

  • 10
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager