Dumitru Tsepeneag La mort-moteur et l’usure du mot D’emblée, une question : — E

Dumitru Tsepeneag La mort-moteur et l’usure du mot D’emblée, une question : — En littérature, est-ce que le nouveau représente une valeur en soi ? Elle a l’air naïf, ma question, elle est brutale, je veux dire : elle com­ mande une réponse définitive. Et les réponses définitives ont été données depuis longtemps. Tenez, déjà La Bruyère, avec son « tout est dit et l’on vient trop tard » qui, pour mon oreille entre en résonance avec « la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres... ». Vous voyez, il y a déjà télésco­ page et... c’est pas bien. Dans ce qu’on appelle le métalangage, le subjectif ne fait pas sérieux. Mais pourquoi le sérieux et la sagesse — mettez les guillemets si vous voulez ! — n’arrivent-ils jamais à s’installer, à occuper tout le terrain, à ren­ dre la nature humaine immobile et heureuse ? Pourquoi coupe-t-on le che­ veu en quatre ? J’ai cherché dans le Robert le mot « subtilité ». Je suis tombé sur la phrase suivante : « L’esprit laissé libre s’exerce normalement, comprimé, il subtilise. » Signé Renan. Qui nous opprime ou qu’est-ce que nous réprimons ? Si je formule autrement ma question : — A quel niveau du signe le nouveau représente-t-il une valeur en soi ? j’introduis à la fois une précision et un trouble. Et c’est justement cela qui se passe dans les sciences dites humaines. Il n’y a pas d’algorithme, les concepts sont labiles, leur subtilité est foncière­ ment glissante. La perspective y est donc toujours un peu vacillante. Évidemment, le terrain est balisé, l’esprit prudent, scientifique y trouve des garde-fous. En s’y appuyant, on peut répondre et marteler nos termes : dans une perspective sémiologique, l’originalité du significant constitue une valeur en soi. Dans la mesure où il déchiffrait dans cette assertion l’art de varier le banal, La Bruyère lui-même y souscrirait. Alors, on est toujours dans une rhétorique, je veux dire : on continue à concevoir la littérature comme ayant une fonction de communication. Le locuteur qui refuse le degré zéro le fait au nom de l’efficacité d’un message. Le poète aussi?!... Lorsqu’il jette sa bouteille à la mer, même s’il ne pense pas à un destinataire précis... Et quel serait son message ? © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. « Mon ami secret, mon ami lointain Regarde Je suis la froide et triste Lumière de l’ aube... Et froid et triste Au matin Je vais mourir 1 . » Ce sont les vers de Sologoub, un poète russe contemporain du futuriste Khlebnikov. On ne le dirait pas !... Longtemps, l’écrivain portait un masque : son œuvre. Qu’il montrait du doigt. Il ne faut pas s’y méprendre : Racine offrait une œuvre, et si on cherche son visage derrière, si on perce l’œuvre pour y trouver l’homme, cela nous regarde, lui, Racine, ne voulait pas nous regarder. Même s’il exposait à ce que son corps passe malgré soi dans le texte. Sa « vérité » était en dehors, dans un périmètre où les figures (de style) servaient de paramètres. Une vérité dépersonnalisée. L’homme, l’auteur avait un statut ancillaire par rapport à son œuvre : il la présentait en offrande à un public d’élite qui faisait semblant de la consommer en connaisseur. Ce n’est qu’un court moment d’équilibre. Par la suite, on entre dans un mouvement d’accélération et de turbulence, le signifiant (littéraire) subit une pression de plus en plus forte, car le rapport entre l’auteur et son œuvre change. Le masque glisse et, progressivement, nous laisse apercevoir le front, les yeux, le nez et la bouche de l’auteur. Il se défait de son œuvre, s’en libère comme d’une armure qui gêne, parce qu’elle cache le combat­ tant, sa gesticulation : le doigt montre maintenant son propre corps. L’auteur porte désormais son œuvre comme un trophée censé refléter son génie, son intériorité profonde, son âme. Il utilise l’œuvre, il en fait un ins­ trument pour exprimer son originalité. C’est lui qui compte, le Créateur, car il est unique, etc. Mais s’il est unique, son œuvre elle aussi doit être unique. De toute façon elle doit marquer une différence, et comme cette différence ne peut se fonder que par comparaison et opposition, il apparaît une conscience nouvelle que l’on peut nommer paradigmatique. Cette esthétique de l’expression s’exacerbe pendant les avatars du roman­ tisme. Le signifiant a une responsabilité de plus en plus lourde : il doit assurer l’originalité de l’auteur, le distinguer des autres dans ce combat inter-textuel et justifier le désir d’écriture. Au niveau le plus modeste, il signale l’auteur : « Pauvre mon talent et peu haute ma voix Mais je vis sur cette terre, mon existence Est pour quelqu’ un aimable... Dans mes vers, mon lointain descendant La découvrira : qui sait ?[...] Dans la postérité je trouverai mon lecteur 2 . » 1. Traduction Léon Robel, dans Po&sie, n° 35. 2. Traduction Léon Robel. © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. Ces vers de Batourinski constituent le message poétique essentiel ; il est exprimé au degré zéro, mais rentre parfaitement dans la bouteille jetée à la mer, proposée, par Mandelstam, comme métaphore de la poésie sans desti­ nataire, sans interlocuteur ciblé. Sans destinataire du tout, proclame le lointain descendant, Celan, en acceptant implicitement l’idée que la poésie n’est plus communication, mais énoncé visant l’expression (Jakobson). Justement : le poète exprime avant toute chose le fait qu’il existe. Il se signale. Tout en redoutant que le signifié soit trop faible et donc la lecture pas suffisamment durable. C’est cela qui nous opprime, c’est cela que nous essayons de réprimer. Qu’est-ce qu’il y a dans la bouteille ? « La description d’une destinée et son nom », répond Mandelstam. C’est-à-dire le poète lui-même qui « jette tout dans la main de personne » (Celan). Une fois perdue l’illusion d’une richesse de l’originel qui se traduirait dans l’œuvre, va-t-on cesser pour autant de solliciter le signifiant? J’ai envie de dire : de harceler le signifiant, jusqu’à l’usure... Notre intériorité est banale, soit, on naît dans un monde déjà codé, c’est vrai, mais on ne peut pas se taire, on ne peut pas se permettre ce luxe suprême, car se taire est pire que mourir, se taire veut dire non exister tout en existant, à savoir être réduit à l’état de fantôme. Alors on fait semblant d’avoir quelque chose à dire ou on entame un monologue, sans grand espoir. Dans cette perspective désabusée de l’écriture, le signifiant devient une machine à inexprimer l’exprimable, d’après la formule de Barthes. Une machine de plus en plus usée, à tel point que l’on croit déchiffrer, dans le creux de son fonctionnement même, l’idée de silence. Deviendra-t-elle un épistémè ? Autrement dit : — La littérature va-t-elle à sa perte ? Autre question brutale et pas trop nouvelle. Le à quoi bon a chassé Rim­ baud en Afrique. Toute œuvre moderne est hantée par son propre silence. Valéry vivait dans la littérature comme en terre étrangère, il s’y promenait en visiteur distant, sinon méprisant. « Il ne s’agit pas de maltraiter la litté­ rature, mais de chercher à la comprendre, écrit Blanchot, et de voir pour­ quoi on ne la comprend qu’en la dépréciant. » Remarquez, tous ces grands Messieurs s’en prennent à l’œuvre, à l’œuvre écrite, et jamais aux auteurs, à ceux qui produisent cette œuvre imparfaite, toujours en danger de banalisation. « Tout revient, comme les jupes et les chapeaux » (Valéry), les possibilités d’expression sont forcément limitées. L’œuvre est décevante, même frustrante, pour son auteur qui, dans un mou­ vement d’orgueil, peut choisir le silence. Mais ce silence n’est pas toujours le vrai silence, l’honnête silence, celui de Rimbaud en Afrique. Le silence d’avant-garde ne tait pas le sujet, ne tait surtout pas le Nom. Il n’est que l’absence de l’œuvre comme objet, renon- © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. cernent à un instrument décevant, mais non pas à l’expression. Le créateur réclame la liberté d’agissement totale pour détruire le support et non pas le ressort, plus tendu que jamais. Il imagine le pari du geste pur, du signal sans trace. Auteur et œuvre, un couple qui fonctionne de plus en plus mal. Cela est plus évident encore dans la peinture : la figure emblématique de Duchamp nous aide à comprendre jusqu’où peut aller la méfiance. L’avant-garde aurait-elle comme mission de mortifier, de détruire ? Mais détruire quoi ? Les mots s’arrangent toujours pour survivre. Détruire la confiance dans le langage comme moyen d’expression ou l’idée d’expression elle-même ? Devenu joueur d’échecs, Duchamp ne s’exprimait plus, il s’affrontait. Le conceptualisme uploads/Litterature/ la-mort-moteur-et-l-x27-usure-du-mot-dumitru-tsepeneag.pdf

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