1 « LA RELATION CRITIQUE » DE STAROBINSKI : UNE HERMÉNEUTIQUE DE LA DIFFÉRENCE

1 « LA RELATION CRITIQUE » DE STAROBINSKI : UNE HERMÉNEUTIQUE DE LA DIFFÉRENCE EST-ELLE POSSIBLE ? Jérémie Majorel, université Paris-Diderot Je vais m’intéresser au texte « La relation critique », daté de 1967, qui inaugure l’ouvrage éponyme – si fondamental pour la critique littéraire –, publié en 1970. Pour mon propos, le côté en partie circonstanciel du texte est essentiel. Starobinski fait dès le début explicitement allusion à la querelle qui vient d’avoir lieu entre Barthes et Picard : « Le débat récent autour de la critique aura eu le mérite de contraindre à formuler nettement quelques positions théoriques1. » Et un peu plus loin : « S’il y a une “nouvelle critique”, elle ne s’est pas fait annoncer par un programme ; elle a commencé par s’attacher à comprendre et à expliquer des œuvres littéraires à sa manière. » (10) Autrement dit, le Sur Racine (1963) de Barthes a déclenché une querelle qui a donné lieu à une explicitation après coup des présupposés théoriques et méthodologiques, ce qui a permis ainsi à la « nouvelle critique » d’apparaître en tant que telle. Je voudrais réintégrer Starobinski dans une configuration plus large et diverse que celle de l’École dite « de Genève » dans laquelle on a coutume, à juste titre bien sûr, de présenter son travail. En effet, le texte de Starobinski dialogue non seulement avec Poulet, mais aussi, outre Spitzer, avec Blanchot, Barthes et Derrida. On gagnerait même à le mettre en rapport avec les travaux de Foucault et ceux alors encore à venir de Deleuze et Guattari. La thèse que je défendrai ici est que ce texte est animé par un problème commun à tous ces auteurs, auquel chacun donne une réponse singulière : une herméneutique de la différence est-elle possible ? La prise en compte de la différence, d’œuvres radicales comme celles de Rousseau, d’Artaud, de Bataille, etc., doit-elle mener à un abandon de l’herméneutique vers une tout autre forme de critique ou peut-elle susciter un changement interne à l’herméneutique ? Dans « La relation critique », Starobinski fait retour sur la théorie et la méthode qui sous- tendaient jusqu’alors ses propres travaux. Il est déjà l’auteur de Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle (1957) et de L’Œil vivant (1961). Pour montrer l’importance que prend la possibilité ou non d’une herméneutique de la différence dans ce texte, il nous faut en reconstituer l’économie et la composition. « La relation critique » présente en effet un propos minutieusement agencé, construit selon plusieurs mouvements ascendants, à la manière moins d’un cercle que d’une spirale. Les deux premiers tiers sont occupés à développer une approche herméneutique traditionnelle. 2 L’herméneutique de l’appropriation Starobinski commence son texte en distinguant « théorie » et « méthode » et en donnant le double sens de chacun de ces termes. La « théorie » peut être ainsi à la fois et de manière contradictoire anticipation du savoir sur l’expérience et contemplation d’un objet déjà parcouru. De même, la « méthode » peut porter à la fois et de façon contradictoire sur les moyens ou sur les fins de la critique. Starobinski insiste sur la nécessaire intervention après coup de la clarification méthodologique par rapport à la pratique critique proprement dite, de telle manière à relancer celle-ci au-delà des problèmes sur lesquels elle butait. Il soulève ensuite le premier écueil que rencontre tout critique littéraire : la reproduction mimétique de l’œuvre commentée. Sous le coup de la fascination, le critique ne rend compte que de la pluralité indéfinie des œuvres dont il se fait le miroir obéissant et oublie la généralisation du savoir vers quoi doit tendre l’interprétation des textes : « L’on ne peut réduire la méthode à un tâtonnement intuitif, variable selon les occasions, et orienté par la seule divination ; il ne suffira pas d’apporter à chaque œuvre la réponse spécifique qu’elle semble attendre. Ce serait restreindre la critique au rôle d’écho sensible, de reflet intellectualisé, docile à la séduction singulière de chaque lecture. La critique, oublieuse de l’unité finale vers laquelle elle doit tendre, s’abandonnerait ainsi aux sollicitations infinies de la multiplicité des formes qu’elle rencontre sur son chemin. » (11) Starobinski définit alors ce qu’il appelle le « trajet critique », notion qui tient une place centrale dans son essai. Il s’agit de passer « d’une lecture sans prévention, régie par la loi interne de l’œuvre, à une réflexion autonome face à l’œuvre et à l’histoire où elle s’insère » (13). Il précise que le « cercle herméneutique » n’est lui-même « qu’un cas particulier – et particulièrement réussi – du trajet critique » (id.). Ce « trajet s’effectue à travers une série de plans successifs, parfois discontinus, et à des niveaux de réalité différents » (id.). Ce sont ces différents plans qu’il va distinguer ensuite dans le corps de son texte. La qualité première d’un critique sera la plus ou moins grande habileté à établir avec l’œuvre commentée « une relation variable et souple » (15) entre ces plans d’approche hétérogènes. S’il y a bien une méthode préférable pour chaque plan, il n’en existe aucune pour le passage d’un plan à un autre et c’est 3 précisément là que le critique rejoint une certaine forme de création qu’il partage avec l’activité de l’écrivain, j’y reviendrai. Starobinski distingue trois plans d’approche critique, différents mais complémentaires, trois cercles concentriques qui cernent progressivement le centre d’une œuvre étudiée. Le premier est représenté par la « vigilance philologique qui veille à l’établissement scrupuleux du texte, comme à la définition précise des vocables dans leur contexte historique » (14). C’est concéder une certaine légitimité au point de vue de Picard dans sa querelle avec Barthes à propos de Racine. Cependant, même sur les exigences philologiques, l’herméneutique et la critique moderne ne me semblent pas irrémédiablement opposées. Ainsi, par exemple, le travail de Derrida sur la « dissémination » (plutôt que « polysémie ») des mots présuppose un aussi haut degré d’érudition étymologique et d’amour de la langue, que l’on accolerait par habitude plutôt aux herméneutes, même si chez Derrida ce savoir sert de tout autres fins que la stabilisation du texte en sa « bonne » version ou « leçon ». Starobinski présente ensuite le deuxième cercle, plus rapproché du centre que la philologie : « l’étude “immanente” des caractères objectifs du texte : composition, style, images, valeurs sémantiques » (17). C’est ici qu’il place l’apport du moment structuraliste. Celui-ci a le mérite de nous détacher de la fascination immédiate de l’œuvre. Mais ce n’est pas encore le niveau ultime, car le structuralisme ne peut, selon Starobinski, constituer une approche convenable lorsqu’il est confronté à des œuvres transgressives : « Cette méthode est en droit d’attendre son plein succès toutes les fois qu’elle aura affaire à des cultures stables […]. Dès l’instant où […] la parole poétique, cessant de se réduire au seul jeu réglé, cesse d’être l’exorcisme de la transgression pour devenir elle-même transgressive – une dimension d’histoire s’introduit dans la culture, dont un structuralisme généralisé peut malaisément rendre compte. » (20-21) Nous nous avançons ici vers le problème de l’herméneutique de la différence. Mais Starobinski ne le pose pas encore tout à fait. Il décrit un troisième cercle qui viendrait pallier ce défaut du structuralisme, à savoir la « dimension “existentielle”, la dimension psychologique et sociologique » et « les problèmes habituellement traités par l’histoire littéraire » (23). Le structuralisme permet de rendre compte de la cohérence interne des œuvres. Mais pour une œuvre transgressive, ce qui compte est de mesurer son écart par rapport au contexte où elle intervient. L’histoire, la psychologie, la sociologie et l’existentialisme prennent donc le relais. 4 Mais la question de la prise en compte de l’exception littéraire persiste et Starobinski lui donne assez d’importance pour la considérer comme le deuxième écueil principal pour tout critique littéraire. En effet, rendre raison des écarts de l’œuvre à l’aide d’un savoir surplombant revient d’une certaine façon à les désamorcer. Le premier écueil de la critique était la reproduction mimétique, un langage interprétatif qui fusionne avec le langage de l’œuvre et ne donne lieu qu’à un archipel de solitudes. Le deuxième écueil est donc l’excès inverse : « Nous ne voulions pas, disions-nous, d’une critique qui se contenterait d’être l’écho pluriel de la pluralité des mondes littéraires. Mais la généralisation du discours critique ne fait-elle pas apparaître un autre risque ? […] L’irrégularité turbulente, le scandale, la contradiction dans les œuvres et entre les œuvres, l’altérité deviennent les thèmes d’une parole cohérente et calme qui abolit dans la compréhension les déchirures dont elle rend compte. » (25) L’interprétation risque donc de se mettre au service de la récupération culturelle des œuvres transgressives. C’est à ce moment précis qu’intervient dans le texte de Starobinski une référence cruciale à Blanchot, au Blanchot critique littéraire : « Maurice Blanchot insistait encore récemment sur le fait qu’entre la culture, qui tend à l’unification et à l’universalisation d’un discours rationnel, et la littérature, qui est l’annonciatrice du refus et de l’incompatible, la critique prend uploads/Litterature/ la-relation-critique-de-starobinski.pdf

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