1 LA MÉTAPHORE, LA SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE ET LA SÉMANTIQUE COGNITIVE Charlot

1 LA MÉTAPHORE, LA SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE ET LA SÉMANTIQUE COGNITIVE Charlotte DILKS Université de Stockholm SOMMAIRE : 1 Introduction 2 La métaphore 2.1 La métaphore et ses définitions 2.2 La métaphore dite conceptuelle 2.3 L’isotopie, le thème et la métaphore filée 2.4 Les fonctions de la métaphore dans le texte 3 La construction du sens 3.1 Les unités de sens : le sème et le prototype 3.2 Domaines, cadres et schémas images 3.2.1 La dynamique de force 3.3 L’intégration conceptuelle 3.4 Bilan: La construction du sens Notes Références bibliographiques Résumé : Ce texte est un extrait de notre thèse de doctorat, qui porte sur les métaphores de guerre dans la prose journalistique. La première partie de cet extrait traite de la métaphore, des différents points de vue sur cette figure, ses formes et ses fonctions. La deuxième partie traite de la construction du sens et des unités de sens, et présentera aussi bien les fondements théoriques que les outils d’analyse. 1 Introduction L’approche théorique de cette étude est bipartite. Nous nous sommes inspirée de deux courants, à savoir les théories cognitives et la sémantique interprétative. Les théories cognitives sur la langue nous semblent présenter un grand intérêt. Elles ne considèrent pas la langue isolément, mais cherchent à la comprendre à partir de son lien avec nos connaissances du monde et nos facultés d’imagination et d’interprétation. Un énoncé ne peut pas être isolé de son contexte, ni de nos connaissances du monde. La sémantique interprétative approfondit l’analyse, en considérant les indices du contexte linguistique qui contribuent à la création du sens. Le sens naît dans le discours, c’est-à-dire en contexte, mot-clé pour la théorie de l’intégration conceptuelle (cf. Fauconnier & Turner 2002) autant que pour la sémantique interprétative (cf. Rastier 1987). Aussi bien la théorie de l’intégration conceptuelle que la sémantique interprétative mettent l’accent sur le fait que le sens est quelque chose de construit : « en ligne » pour Fauconnier & Turner (2002), en contexte pour Rastier (1987). 2 2 La métaphore Cette partie commence par une discussion sur la métaphore et sa nature, suivie par des sections traitant respectivement de la métaphore dite conventionnelle, de la métaphore filée, et des fonctions argumentatives de la métaphore. 2.1 La métaphore et ses définitions Il existe une abondance de prises de position et de théories sur la métaphore et ses parties, son fonctionnement et son statut : certaines séparent la métaphore et le sens figuré du sens littéral alors que d’autres ne font pas cette distinction, certaines la considèrent comme un phénomène purement linguistique et d’autres encore comme un phénomène cognitif. Traditionnellement, la métaphore a été vue comme une comparaison abrégée ou comme une analogie, jouant sur une ressemblance entre deux phénomènes : A est pour B ce que C est pour D, comme dans l’exemple d’Aristote : La coupe est pour Dionysos ce que le bouclier est pour Ares. Ainsi, on peut, par analogie, appeler la coupe le bouclier de Dionysos. La métaphore permet aussi de faire un lien entre deux concepts et de traduire l’un par l’autre, comme dans l’exemple très utilisé : L’homme est un loup. La métaphore nominale implique deux parties qui ont été mises en relation ; dans les exemples cités ci-dessus, nous trouvons respectivement le bouclier et Dionysos, et l’homme et le loup. Ces parties ont été désignées de plusieurs manières. Ténor et véhicule sont des termes de Richards (1979)[1] tandis que Black (1993, p. 27 et suiv.) les appelle focus et foyer (frame). Le rapport instauré entre les deux parties de la métaphore a été décrit comme une substitution, une comparaison ou comme une interaction (Black 1993, p. 27). Selon Dumarsais (1730 (1988), p. 135), une métaphore est « une figure par laquelle on transporte […] la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui est dans l’esprit ». Il y aurait donc une comparaison par la métaphore. Black (1993, p. 27) lui-même opte pour une interaction entre les deux termes selon leurs traits sémantiques. Pour Villard (1984), comme pour Kleiber (1994, 1999), la métaphore repose sur une incompatibilité entre les deux termes ou une déviance. Plus précisément, Kleiber (1994, p. 36, 54) la définit comme une déviance de catégorisation, et Villard comme une incompatibilité sémantique entre le terme métaphorique et le contexte (1984, p. 35 et suiv.), mais le mécanisme est le même. L’incompatibilité entre certains traits sémantiques est aussi mentionnée par Riegel et al. (1994, p. 123, remarque). À la différence de la métaphore nominale, la métaphore à pivot verbal, beaucoup moins étudiée[2], met en jeu une structure où le verbe est le terme métaphorisant. Tamine (1978, p. 186) constate qu’elle est souvent une métaphore in absentia : le verbe n’est pas en relation avec un autre verbe présent dans l’énoncé, comme dans Le soldat rugit. La métaphore verbale est repérable grâce à l’incompatibilité entre le verbe et ses référents, une incompatibilité qui peut se faire soit entre le sujet et le verbe, soit entre le verbe et l’objet direct (Villard 1984, p. 59). Selon nous, l’incompatibilité peut se faire entre le verbe et l’objet indirect aussi, cf. Il lutte contre ses démons. En outre, plusieurs chercheurs considèrent que la métaphore verbale diffère de la métaphore nominale en fonctionnant sur le mode de l’analogie (Duvignau 2002, p. 80 ; Kerzazi-Lasri 2003, p. 24-25 et 26 ; Tamine 1978 p. 108). Dans ce cas, les métaphores verbales sont considérées comme n’étant pas aussi vagues ou instables que les métaphores nominales. Une métaphore nominale met en jeu une « instabilité », instaurée par le fait que dans la relation Cet homme est un lion, la comparaison peut résider dans des faits différents selon le contexte : cet homme est courageux, est sauvage, est paresseux, etc (exemple d’après Duvignau 2002, p. 80). En revanche, l’analogie des procès ou des actions de la métaphore verbale ne permettrait pas autant de possibilités de substitution. Le soldat rugit peut signifier le soldat crie/hurle/engueule, mais difficilement d’autres actions. Selon Prandi (2002, p. 11), le verbe effectue une classification bipartite d’un procès : « D’une part, [le verbe] classifie des procès selon une catégorie : par exemple le sommeil ou le rêve. De l’autre, il entraîne des référents 3 dans un réseau de relations : par exemple, il attribue à un être humain le procès ‘rêver’ou ‘dormir’. » Pour Duvignau (2002, p. 73), un verbe est défini deux fois : par les propriétés du procès qui lui sont intrinsèques : rugir signifie crier, et par les propriétés actancielles, qui lui associent un, deux ou trois actants ou arguments : rugir se dit du lion. Le double réseau définitionnel confère une portée double. Par sa relation intrinsèque, le verbe est relié à un autre verbe, et par sa relation extrinsèque, le verbe est relié à un nom. Si la métaphore nominale repose sur le rapprochement de deux entités de deux catégories différentes, la métaphore verbale, quant à elle, effectue un rapprochement entre deux concepts d’action (Duvignau 2005, p. 40), dont un concept d’action est utilisé pour décrire une action relevant d’une zone sémantique différente. Dans la perspective de la sémantique interprétative, Rastier (1987) parle de connexions, métaphoriques et symboliques, rendues possibles par l’existence de deux sémèmes[3] (ou plus) appartenant à deux domaines différents, entre lesquels est opéré un rapprochement ou une connexion. La connexion métaphorique, qui correspond à ce qui a été appelé la métaphore in praesentia (Rastier 2001a, p. 160-161 ; 2001a, p. 114), doit avoir deux sémèmes exprimés dans le contexte, dont les sèmes génériques sont incompatibles quant à un des traits – c’est-à-dire qu’ils ne proviennent pas de la même catégorie – et dont les sèmes spécifiques ont au moins un trait identique en commun. Ce dernier critère permet d’identifier ou de créer une ressemblance. La connexion symbolique correspond à la métaphore in absentia, qui implique une identification par conjecture sur, entre autres, le discours et le genre du texte (Rastier 2001a, p. 161 ; 2001b, p. 115). En d’autres termes, le sémème comparant est à trouver dans le texte et le sémème comparé est virtuel ou à construire à partir du contexte. La connexion et l’interprétation se font à partir d’indices contextuels. Il doit toujours y avoir incompatibilité entre sèmes génériques et ressemblance entre sèmes spécifiques, même si le sémème comparé n’est que virtuel. L’idée que la métaphore implique une ressemblance entre le métaphorisant et le métaphorisé est courante. Black (1993) discute la question de savoir si la métaphore crée, ou est créée, par la ressemblance. En fin de compte, il maintient que c’est la métaphore qui crée la ressemblance entre les deux termes, plutôt que de formuler une ressemblance préalable entre métaphorisant et métaphorisé (Black, 1993, p. 36-38). Dans l’analyse de Rastier (1987), une projection métaphorique entre domaines semble exiger une certaine ressemblance préalable. L’identification entre sèmes spécifiques implique une ressemblance entre les deux comparants, ressemblance qui, selon notre avis, peut être une ressemblance conçue aussi bien que perçue. Le sème spécifique ou le trait commun permettant uploads/Litterature/ la-semantique-interpretative.pdf

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